Il aura donc suffit de quelques footballeurs bien payés et d'une politicienne habile pour que renaisse un débat qui semblait enterré depuis bien longtemps : celui de la double nationalité. Par sa lettre à tous les parlementaires, suggérant d'interdire ou de limiter strictement la double nationalité, Mme Le Pen renoue avec un thème cher à son parti. Le récent projet de rapport parlementaire qui en reprend les principales orientations a pourtant montré que le coup politique portait : une vieille revendication de l'extrême droite française se retrouve subitement au cœur du débat politique.
La charge symbolique, évidemment, est très forte : la nationalité est ce lien qui unit une personne à un pays particulier et il est aisé de dénoncer, derrière la double nationalité, la double allégeance. Comment concevoir, en effet, qu'en cas de guerre, les autorités françaises ordonnent à un Français double national d'aller combattre contre son autre pays ?
Pourtant, à y regarder de plus près, la difficulté se brouille. Car, au-delà du symbole, à quoi sert la nationalité aujourd'hui ? La réponse est rien moins qu'évidente. Juridiquement, en effet, faire la différence entre un Français et un étranger, c'est construire une distinction qui sert à différencier deux régimes différents. Aux français seraient réservés un certain nombre de droits et de devoirs, qui, en revanche, ne seraient pas accordés aux étrangers. Mais de quels droits parle-t-on ?
Les droits politiques — et d'abord le droit de vote — sont les plus évidents. Pourtant, le droit de vote, est atteint depuis bien longtemps. Les étrangers votent aux élections professionnelles ; les européens aux élections locales et aux élections européennes. L'idée même de l'ouverture des élections locales aux étrangers régulièrement installés fait son chemin, même au sein de la droite parlementaire. Ne restent donc que les deux élections phares aujourd'hui : les législatives et les présidentielles. Pourtant, pour être les plus visibles, ces deux élections ne sont pas les seules à influencer fortement sur le sort des habitants, loin s'en faut.
Les droits civils, quant à eux, sont aujourd'hui bien peu nombreux. Il n'y a en effet plus guère de privilège qui soit strictement réservé aux Français. De très nombreux avantages, tout d'abord, on disparu au fur et à mesure de la construction européenne.
Il est en effet apparu qu'offrir aux seuls Français un accès privilégié à certains métiers, ou leur réserver l'octroi de certaines prestations sociales, c'était aller directement à l'encontre des objectifs de la construction européenne. Plus généralement, la conscience que ces discriminations n'ont guère de justification a conduit à une remise en cause progressive des régimes juridiques particuliers dont souffraient les étrangers. A ainsi été progressivement toiletté le droit français, pour permettre aux étrangers d'accéder aux mêmes conditions que les Français à la grande majorité des professions ou pour donner à la plupart des résidents les avantages sociaux qu'offre l'Etat providence.
Restent les droits relatifs à l'entrée et au séjour. C'est sur ceux-ci que le débat se focalise aujourd'hui, au point que parler de "droit des étrangers", c'est en réalité parler des conditions auxquelles un étranger peut accéder et rester sur le territoire français. Pourtant, même ce droit là est aujourd'hui progressivement bouleversé. Les citoyens européens, encore eux, bénéficient d'une totale liberté de circulation et d'installation sur l'ensemble du territoire européen. Plus largement, tout étranger bénéficie de droits fondamentaux, attachés à sa seule qualité d'être humain, que la France se doit de respecter. Ces droits fondamentaux permettent que l'on n'arrache pas une mère à son fils, au nom du respect au droit de la vie familiale. Les droits fondamentaux sont ainsi devenus de sérieux concurrent des règles de droit des étrangers.
L'exacte mesure de toutes les difficultés juridiques qui résultent de cette concurrence est affaire de spécialiste. Son simple énoncé, en revanche, en rend les conséquences évidentes : en tant que critère juridique, la nationalité a aujourd'hui considérablement perdu de son importance. De nombreux autres critères sont utilisés à sa place. La résidence, tout particulièrement, suffit aujourd'hui à déclencher la plupart des règles qui étaient autrefois conditionnées à la nationalité.
Ce constat en dissimule un autre, plus vaste et qui dépasse les frontières du droit : celui de la multiplication des liens de rattachement des individus. Aujourd'hui, le lien de nationalité n'est plus, loin s'en faut, le seul lien d'identification d'une personne. Son lieu de résidence, sa qualité de citoyen européen, voire sa communauté ou sa religion permettent aujourd'hui de définir quelqu'un et de le soumettre à des règles particulières. La nationalité est l'un de ces critères. Il est sans doute le plus symbolique. Mais, à l'heure de la construction de l'Europe et des immenses mouvements de population suscités par la mondialisation, il n'est plus le seul. Il n'est même pas certain qu'il soit encore le plus important.
Dès lors, le débat sur la double nationalité apparaît complètement hors de propos. Historiquement, celle-ci n'a jamais posé de difficulté et le droit français s'est toujours illustré par un très grand libéralisme en la matière. Aujourd'hui, alors même que le rôle de la nationalité est considérablement amoindri, on voudrait interdire qu'une personne puisse posséder deux nationalité ? Le changement ne serait pas si important en pratique, tant les doubles nationaux possèdent par hypothèse, d'autres liens très forts avec la France. Le symbole, en revanche, serait immense et bien délétère.
Apparaîtrait ainsi, au moins aux yeux de l'administration, deux catégories de Français : ceux qui ne peuvent pas perdre cette qualité et ceux, beaucoup plus suspects, qui pourraient s'en voir priver parce qu'ils entretiennent des liens avec un autre pays. Les scandaleuses difficultés qu'éprouvent aujourd'hui certains Français à faire un acte aussi banal que le renouvellement de leur carte d'identité préfigure bien, à cet égard, ce que pourrait donner une loi sur la double nationalité : un enfer administratif.
Reste la guerre. La belle affaire. Il y a là, en vérité, un faux problème. Il ne se pose, tout d'abord, que dans des cas bien marginaux. Un simple regard rétrospectif sur les conflits dans lesquels a été engagée la France ces 20 dernières années montre que le nombre de situations où, effectivement, se posait le risque d'envoyer au front un soldat français possédant la nationalité du pays à qui il est décidé de faire la guerre, sont extrêmement peu nombreux. Mais quand bien même. L'histoire montre qu'il n'est nullement besoin d'interdire la double nationalité pour traiter cette difficulté, qui peut se traduire par des mesures particulières à l'égard des doubles nationaux.
Dès lors, le problème de la double nationalité, en réalité, n'existe pas. Le faire ressortir, c'est dresser une partie des Français contre les autres, au nom d'un attachement dont on voit bien la portée politique, mais dont le contenu réel est aujourd'hui bien amenuisé ; c'est surtout encourager ce vent mauvais qui, depuis déjà bien trop longtemps, souffle sur les étrangers en France.
5/7/2011, Etienne Pataut
Source : Le Monde