«Non!», la migration n'est plus seulement une histoire d'hommes. Elle demeure en tout cas un parcours, qui se complexifie au fil des années et emboîte le pas des modulations qui se mêlent aux relations hommes-femmes.
Ernest Ravenstein, à la fin du XIXe siècle, est l'un des premiers à avoir proposé une série de lois décrivant les migrations humaines. Parmi elles, on relèvera que tout flux migratoire génère un contre-flux ou flux de retour, que la majorité des migrants migrent sur de courtes distances, ou encore que les familles ont moins tendance à migrer internationalement que les jeunes adultes, et que les femmes sont plus représentées dans les flux de courte durée.
Surtout, au sein de ces premières études et de celles qui suivront, la question des migrations s'attache à la description de biographies masculines. L'émergence d'une réflexion portant sur les migrantes se fera attendre jusque dans les années 1970. Les femmes migrantes seront alors essentiellement considérées pour leur rôle de «pont» entre les cultures ou de gardiennes d'une culture d'origine, avant que la question de l'émancipation ne devienne un élément central d'une réflexion prenant enfin pleinement en compte son versant féminin.
Us et coutumes migratoires
À partir des années 1990, le fait d'être sédentaire est de moins en moins considéré comme une normalité. La migration n'est plus nécessairement associée à un passage difficile, mais à une façon possible de vivre le monde actuel. Le nombre de migrants augmente et les migrations sont aujourd´hui de plus en plus étudiées en dehors du cadre du genre. Statut, religion, niveau d'études, âge, région d'origine deviennent des indicateurs pertinents pour répondre à la question que soulèvent désormais ces mouvements: «Pourquoi déménage-t-on?»
Face à l'ampleur du phénomène migratoire, la recherche abandonne une orientation normative unique pour se pencher sur une réalité complexe, qui modifie la structuration des sociétés. Ainsi, en 2009, au Luxembourg, le nombre de non-Luxembourgeois âgés de 0 à 9 ans et de 25 à 44 ans est plus élevé que le nombre de Luxembourgeois (1). Lorsque l'on considère le pourcentage d'activité salariale des hommes et des femmes, on relève en outre que les femmes luxembourgeoises sont dans ce domaine moins représentées que les femmes portugaises. 54,5% des femmes luxembourgeoises ont une activité salariale, contre 70,8% des femmes portugaises vivant au Luxembourg (2). Une comparaison qui s'attache au domaine scolaire montre quant à elle, en 2008, une nette surreprésentation des élèves non luxembourgeois dans l'enseignement spécialisé, tandis que les Luxembourgeois sont surreprésentés au sein de l'enseignement secondaire classique (3); des chiffres dramatiques et des écarts qui ne cessent d'augmenter, comme le soulignera Christel Baltes-Löhr.
Migrations au féminin
Trois recherches conduites par Christel Baltes-Löhr offrent un éclairage circonstancié du phénomène migratoire féminin et de l'évolution de la perception des rapports hommes-femmes au sein de la société luxembourgeoise. Dans le cadre de la première recherche ici considérée, 28 femmes d'origine portugaise vivant au Luxembourg ont été interrogées au cours d'entretiens qualitatifs.
Moteurs
Deux critères présidaient à leur sélection: le fait de ne pas être née au Luxembourg et leur appartenance à des milieux sociaux différents. Ces femmes exposèrent des expériences migratoires très diversifiées, comportant beaucoup d'étapes intermédiaires, de nombreux allers et retours ou encore des déplacements s'effectuant à l'intérieur même du territoire luxembourgeois.
Les moteurs de la migration s'avérèrent, de la même façon, très hétérogènes. Il fut ainsi intéressant de relever que les femmes prennent, comme les hommes, la décision de migrer seules et pas uniquement pour des raisons économiques, ou encore qu'elles ne considèrent pas la migration comme supérieure à la sédentarisation. Ces biographies migratoires ne semblent donc pas répondre à des règles définies et combinent des facteurs «pull» et «push» complexes et variés.
L'étude a en outre permis d'insister sur le fait que les migrations féminines sont le plus souvent jugées à l'aune de critères d'émancipation occidentaux, parmi lesquels l'activité rémunérée est considérée comme un facteur décisif. Or, pour les femmes portugaises, le travail salarié fait partie d'une normalité, contrairement à ce qui semble relever d'une pensée féminine européenne. Le caractère progressiste des femmes luxembourgeoises est lié pour elles à d'autres caractéristiques. Les femmes portugaises ont en effet mentionné les aspects suivants comme critères émancipatoires: se maquiller, porter les vêtements de son choix, conserver son nom après le mariage, se rendre dans des cafés, sortir seule, fumer, porter les cheveux courts, pouvoir divorcer… Pour les femmes portugaises, le travail rémunéré est aussi important, car il permet l'indépendance économique sans laquelle elles ont du mal à concevoir un bonheur ou une satisfaction entiers.
Cette même étude, publiée en 2006, a permis de dégager 11 formes différentes de relations vécues entre les sexes, évoluant entre un modèle traditionnel de relations au travail et aux tâches domestiques et un partage des tâches et responsabilités. Parmi ces différentes formes, on peut relever les combinaisons suivantes:
les femmes qui ne sont plus femmes au foyer et voient comme un élément d'émancipation le fait de partager tâches ménagères et éducation des enfants avec l'homme; les femmes qui travaillent et s'occupent dans le même temps des tâches ménagères et des enfants, et se sentent fières de remplir ces tâches; les femmes qui exercent un emploi et prennent en charge le travail domestique. Pour elles, la tâche est lourde et elles souffrent de cette situation; les femmes qui répartissent les différentes tâches entre elles et leur mari. Dans ce cas, elles ont en général la responsabilité de désigner les tâches à accomplir, ce qui est source de conflits; les femmes qui recherchent l'égalité entre elles et leur mari et partagent toutes les tâches et responsabilités…
Pour rappel, il existe une typologie développée par Christel Baltes-Löhr (2006) des cadres référentiels du système de sexe/genre au sein de laquelle on différencie les modèles:
genre – classique: il s'agit d'un modèle traditionnel au sein duquel la famille doit répondre à certains critères, se fondre dans certains comportements considérés comme typiquement féminins (tâches ménagères, éducation des enfants...) et masculins (subvenir aux besoins matériels de la famille…);
genre – déficitaire: au sein de ce modèle, les femmes sont considérées comme déficitaires et veulent se comporter comme les hommes;
genre – différence: les femmes sont ici meilleures que les hommes, très émotionnelles par exemple, elles ont un avantage sur ces derniers, ce trait de caractère primant sur le rationnel;
genre – échange: les rôles sont inversés et l'homme s'occupe du foyer tandis que la femme poursuit une carrière professionnelle;
genre - différences: les différences ne concernent plus uniquement les hommes vs les femmes, mais embrassent également les différences entre femmes et les différences entre hommes;
genre - intersection: il s'agit ici de dédramatiser la différence entre les sexes, d'autres aspects tel que l'âge, le statut économique… sont considérés comme plus importants.
Émancipation
Il fut difficile pour les chercheurs de classer les femmes interrogées au sein de ces catégories. Six s'avéraient plutôt orientées vers le modèle traditionnel et 19 se montraient appartenant à différents modèles à la fois. Si la référence au modèle classique est apparue 16 fois, des références à d'autres modèles étaient toujours conjointement en présence.
Ainsi, si certains clichés demeurent fortement ancrés dans les consciences, le traditionalisme va aujourd'hui de pair avec des éléments émancipatoires. Âge, éducation, amour, peur de la séparation, envie d'être égalitaire, besoin de s'adapter au rythme du pays d'accueil… sont autant de raisons qui amènent les relations hommes-femmes à changer.
Il est en tout cas notable que les femmes ayant vécu la migration et des expériences étrangères pendant la petite enfance ne s'orientent généralement plus d'après le cadre traditionnel de la relation des sexes. Leur orientation est davantage celle de l'entre-deux, du double, d'une moitié-moitié. Elles ne se sentent plus à 100% dans un rôle ou dans un autre et jouent avec les chiffres pour expliquer leur position.
Le lien entre le lieu de naissance, le sentiment d'appartenance et l'identité se présente comme plus friable, moins fixe. L'espace, le temps, des considérations personnelles, le lieu influencent désormais ce sentiment d'appartenance. Quoi qu'il en soit, au moins cinq dimensions sont à considérer dans les orientations régissant les rapports hommes-femmes: le sexe, l'âge, la nationalité, la situation socio-économique et l'orientation ethnique, sachant que ces axes s´influenceront mutuellement.
L'unité de recherche IPSE (identités, politiques, sociétés, espaces) a également mis en œuvre, entre 2007 et 2010, le projet interdisciplinaire Ident– Identités socioculturelles et constructions identitaires au Luxembourg. Dans ce cadre, 30 entretiens auprès de 15 hommes et 15 femmes ont donné lieu à 290 séquences d'interview débouchant sur le positionnement des répondants vis-à-vis de différents modèles de relations homme-femme.
Pour référence, dans le modèle A, le modèle traditionnel, l'homme travaille à temps plein et la femme n'occupe pas d'emploi mais est chargée des tâches ménagères et de l'éducation des enfants. Dans le modèle B, l'homme travaille à plein temps et la femme travaille à mi-temps et s'occupe du foyer, ainsi astreinte à une double charge. Dans le modèle C, le modèle égalitaire, homme et femme travaillent à plein temps et partagent tâches ménagères et éducation des enfants. Dans le modèle D, la femme travaille à temps plein et l'homme à mi-temps et s'occupe du foyer, astreint à une double charge. Dans le modèle E, la femme travaille à temps plein et l'homme s'occupe du foyer.
Parmi les personnes interrogées, 70% ont choisi le modèle égalitaire (modèle C), 17% le modèle B et seulement 0,5 et 0,6% les modèles E et D. Les répondants âgés de 20 à 29 ans, célibataires et universitaires, avaient tendance à se montrer en faveur du modèle C, tandis que les personnes plus âgées ou les veufs se positionnaient plutôt en désaccord avec ce modèle.
Ce sont les femmes luxembourgeoises qui se montrèrent davantage en faveur du modèle A. De manière générale, l'étude a permis de souligner de grandes similitudes dans les réponses des hommes et des femmes. Elle a également mis en évidence que les répondantes et répondants sans enfants étaient en faveur de l'égalité des rôles, tandis que les parents avaient tendance à retomber dans une conception plus traditionnelle du rôle de l'homme et de la femme.
Une comparaison par nationalité a également dégagé certaines tendances. Le modèle A était privilégié par les Luxembourgeois, le modèle B par les Italiens, le modèle C par les Anglais, le modèle D par les Français, et six Allemands et Italiens se sont montrés en faveur du modèle E. Les facteurs différenciateurs seraient donc à chercher dans l'âge, l'origine culturelle, la position professionnelle, l'orientation sexuelle, le sexe et la religion.
La sociologue Christel Baltes-Löhr mentionnera encore une dernière étude se rapportant à la situation scolaire. 9.000 questionnaires ont été envoyés aux enseignants du Luxembourg, tous types d´enseignement confondus. Un taux de réponse de 25,72%, représentant 2.315 questionnaires, a permis une représentativité de tous les niveaux d'études, 71,8% des répondants étant de sexe féminin.
À l'issue de ce sondage, très peu de différences ont été relevées entre les réponses masculines et les réponses féminines.
De façon générale, peu de répondants ont manifesté leur accord avec les normes traditionnelles. De plus en plus d'hommes et de femmes se montrent en effet d'avis qu'une répartition égalitaire des tâches entre les sexes doit aujourd'hui s'opérer. Ainsi, les rôles de l'homme et de la femme sont à considérer dans le contexte d'autres dimensions, comme l'âge, la position professionnelle, l'orientation sexuelle et l'origine culturelle.
8/9/2011, Karine Bouton
Source : Le Jeudi