C'est presque devenu un genre en soi : voici plusieurs années que le thème de l'immigration nourrit le cinéma italien. On le constate encore durant cette 68e Mostra de Venise, principale vitrine de la production nationale, où le sujet hante une dizaine de films, toutes sections, tous genres et toutes générations confondus.
Cose dell'altro mondo, de Francesco Patierno, imagine une ville de l'Italie septentrionale rongée par le racisme, où tout finit par manquer après le départ des immigrés ; Storie di schiavitù, de Barbara Cupisti, documente l'exploitation dégradante de ces hommes, de ces femmes et parfois de ces enfants dans l'économie souterraine italienne ; Villaggio di cartone, du vétéran Ermanno Olmi, voit le curé d'une église désaffectée retrouver le sens de la mission chrétienne en ouvrant sa paroisse aux immigrés africains.
On pourrait multiplier les exemples, d'autant plus que, selon Marie-Pierre Duhamel-Müller, membre du comité de sélection du festival, "les films italiens consacrés à ce thème ont été particulièrement nombreux cette année. Ce que nous avons retenu ne représente qu'une partie émergée de ce que nous avons vu". Traité de manière réaliste ou métaphorique, le thème est également présent dans deux des films italiens de la compétition. Terraferma (Terre ferme), d'Emanuele Crialese, ainsi met en scène l'arrivée massive d'immigrants clandestins sur une île de pêcheurs désormais consacrée au tourisme. L'antique loi de la fraternité maritime, incarnée par un vieux pêcheur, s'y oppose frontalement au durcissement de la législation sur l'immigration. En dépit de quelques visions fortes évoquant notamment Le Radeau de la Méduse, en dépit de l'incontestable honnêteté de son propos, le film souffre d'une approche passablement émol-liente.
Plus âpre et insolite est le premier long-métrage de l'auteur de bandes dessinées et illustrateur de presse Gian Alfonso Pacinotti, alias Gipi, L'Ultimo Terrestre (Le dernier terrien). Adapté de l'album d'un autre dessinateur italien, Giacomo Monti, le film imagine l'arrivée des extraterrestres sur la Terre, vue depuis l'Italie, à travers le regard que porte un célibataire timide et mal dans sa peau sur ses compatriotes. L'invasion est surtout prétexte à la chronique impitoyable d'une société italienne gangrenée par l'abrutissement mental, le provincialisme béat et l'indifférence hédoniste. Un pays, en un mot, où l'arrivée des aliens (étrangers) équivaut à la fois à un châtiment et à une rédemption.
Pacinotti, lors de la conférence de presse qui a suivi la projection de son film, a mis les points sur les "i" : "Je n'ai pas suivi le conseil de Truffaut, qui recommandait de ne pas créer des personnages antipathiques. Mais Truffaut ne vivait pas dans l'Italie d'aujourd'hui." Car c'est bien dans l'Italie d'aujourd'hui qu'il faut chercher la raison de cette récurrence quasi obsessionnelle du thème de l'immigration dans le cinéma de la Péninsule. Elle est à la mesure de l'importance tout aussi obsessionnelle que les politiques et les médias ont donnée à ce problème depuis le retour au pouvoir de Silvio Berlusconi, en 2008, allié au parti autonomiste et anti-immigré de la Ligue du Nord.
L'Italie s'est transformée en une dizaine d'années de pays d'émigration (30 millions d'Italiens ont quitté l'Italie en un siècle) en terre d'immigration (la Péninsule compte 4,5 millions d'étrangers en situation régulière ou non). Mais l'Etat n'est pas parvenu à se doter en la matière d'une politique claire, oscillant au gré des majorités entre laxisme et fermeté. Silvio Berlusconi ayant voulu faire du dossier de l'immigration l'épreuve de son efficacité, il a durci les mesures répressives, créant le délit d'immigration clandestine, punissable de prison et d'amende.
La télévision, quant à elle, a multiplié les reportages, notamment dans l'île de Lampedusa, principal point d'entrée en Europe de l'immigration par la mer. Les images quotidiennes d'immigrés débarquant en haillons et affamés sur les côtes de cette île au large de la Sicile, la litanie des délits dont seraient coupables "les extracommunautaires" occupent ad nauseam les principaux journaux des télévisions italiennes, publiques ou privées. Mais les violences faites aux immigrés (tuerie de Castelvolturno en Campanie, émeutes de Rosario en Calabre...) n'ont pas donné lieu à un véritable débat de fond. Seules l'Eglise et quelques rares personnalités de gauche ont dénoncé l'arsenal des nouvelles mesures répressives et tenté d'élaborer une vision de la nation italienne "black blanc beur", à l'heure où le pays fête les 150 ans de son unité.
A tel point que Thomas Hammerberg, commissaire européen pour les droits de l'homme, vient d'adresser, le 7 septembre, une nouvelle mise en garde à l'Italie : "Le moment est arrivé, écrit-il, de durcir les dispositions du code pénal relatives aux délits et crimes racistes afin de mettre fin à l'usage récurrent de slogans racistes de la part des politiciens."
Il serait tentant, à cet égard, de considérer que le cinéma italien sauve l'honneur de son pays. Encore faudrait-il préciser qu'aucun de ces films d'auteur n'a la moindre chance de rivaliser avec Que bella giornata (Quelle belle journée), une comédie sortie en janvier 2011, qui a battu le record de fréquentation de tous les temps en Italie. Réalisé par Gennaro Nunziante, interprété par le comique Checco Zalone, le film raconte l'histoire d'un vigile de la cathédrale de Milan séduit par une belle terroriste arabe qui veut y faire exploser la célèbre statue de la Madone protégeant la ville...
12/9/201, Jacques Mandelbaum et Philippe Ridet
Source : Le Monde