samedi 23 novembre 2024 22:30

Découvrez le roman d’immigration

L’immigration ne serait-elle qu’un mot dans la bouche des politiques, qui veulent en général la «réduire»; les migrants ne seraient-ils qu’une masse informe qui coule épisodiquement au large de Lampedusa? Trois auteurs de cette rentrée littéraire 2011, dont deux sont des femmes, mettent en scène, chacun à sa façon, l’immigration. Ils nous parlent de la difficulté à vivre dans un pays étranger, de la redoutable plongée dans une autre langue, de la vie dure et souvent décevante des immigrés, de leurs ruses pour s’installer...

« Assommons les pauvres ! »

Shimuna Sinha est une auteure bengalie née à Calcutta, qui vit à Paris et écrit en français. Elle vient de publier «Assommons les pauvres!» (l’Olivier), un roman où la narratrice, elle-même immigrée indienne, occupe un emploi d’interprète: elle doit traduire aux autorités les récits des demandeurs d’asile.

« Je faisais ce travail car j’aimais la gymnastique des langues. Je parlais deux fois plus que quiconque. L’officier parlait sa langue, la langue du pays d’accueil, la langue des bureaux vitrés. Le requérant parlait sa lange de suppliant, la langue des clandestins, la langue du ghetto. La langue étrangère fondait dans ma bouche, laissait son arôme. Lorsque je les prononçais, les mots de ma langue maternelle tournaient maladroitement dans ma bouche, faisaient écho dans ma tête, me martelaient la cervelle comme les fausses notes d’un piano boiteux.»

Ici tout est histoire de mots, de mots mensongers – car la plupart des histoires sont inventées de toutes pièces, vendues par les passeurs en même temps que le voyage. Des histoires qui parfois conduisent à des dialogues comme celui où, interrogeant un homme qui se déclare chrétien, elle lui demande qui a rendu visite à Jésus lorsqu’il est né, et l’entend répondre: «J’avais beaucoup de problèmes, j’étais très occupé, les terroristes me menaçaient... J’ai pas vu qui est venu voir Jésus...»

On sent monter en elle une haine de ces «requérants» toujours plus nombreux:

« Des pays entiers s’effondrent dans l’eau, c’est l’avenir qui sombre. Et toujours des troupeaux d’hommes montent vers le nord. Avec leurs mensonges, leur mesquinerie, leur obstination maladroite, leurs rêves tristes comme des chiffons.»

Un soir, agressée dans le RER par un de ces hommes, elle l’assomme à coups de bouteille. C’est du fond d’une cellule, interrogée par un monsieur K., qu’elle évoque ses journées de travail, sa lassitude, son amour pour une blonde officier de police, Lucia... Un roman ambigu comme les sentiments de la narratrice, un roman où les immigrés ne sont ni des bons ni des méchants, mais de pauvres hères qui n’ont pas le droit de dire qu’ils fuient simplement la misère.

«Je ne suis pas celle que je suis» (ni à Téhéran ni à Paris)

Chahdortt Djavann écrit elle aussi en français et a commencé à publier en 2002. Mais c’est en 2003 que son pamphlet contre le port du voile, «Bas les voiles !», va faire connaître cette Iranienne. Dans son nouveau roman-psychanalyse, «Je ne suis pas celle que je suis», elle raconte l’histoire de Donya, jeune Iranienne, qui étouffe dans l’Iran des mollahs, puis réussit à partir et à s’installer en France. Comme l’auteure, qui a mis beaucoup d’elle-même dans ce personnage entier, insoumis, épris de liberté, comme elle l’explique elle-même dans l’épilogue:

« Tu es en France, c’est fini, l’Iran, Téhéran... Des dizaines de millions de gens rêvent de venir à Paris, d’y vivre, et toi qu’est-ce que tu fais? Tu veux mourir, tu ne penses qu’à te donner la mort. Pourquoi alors es-tu venue ici ?»

Car c’est une chose de réussir à émigrer et une autre de vivre dans un pays étranger, même si c’est celui dont on a toujours rêvé. La réalité éteint bien vite les espérances:

« L’éventail des choix qui s’offrent à un immigré désargenté est bien limité. Au mieux, il s’agit d’un studio, équipé d’une salle de douche, d’un WC, d’un placard et d’une kitchenette dans un immeuble en béton avec un ascenseur souvent en panne, dans une banlieue regorgeant d’immigrés pauvres venus des quatre coins du tiers-monde; ou alors d’une chambre de bonne, sans WC, sans douche et sans kitchenette, dans un immeuble parisien, accès par l’escalier de service. Rien d’autre au menu. Rien de tout ce dont on rêve lorsqu’on abandonne pays, famille et amis pour s’aventurer vers une vie française. Rien d’une vie en rose...»

Le texte, découpé en courts chapitres, est un va-et-vient entre séances de psychanalyse et souvenirs iraniens... Sa vie n’a rien d’idyllique: tout l’argent gagné avec son travail de garde d’enfant passe dans les séances, dont elle a pourtant négocié le prix, où elle laisse intervenir toutes ses personnalités, au point de donner le tournis à son psy mutique.

« J’ai eu beau changer de vie, de pays, de langue... mon destin ne change pas...»

Elle tente surtout de s’approprier cette langue française qui parfois lui échappe, et se plonge le soir dans la lecture du Robert: «Elle entreprit de le lire d’un bout à l’autre. Elle quittait sa chambre pour habiter le dictionnaire.»

Comment a-t-elle pu fuir l’Iran? Quelles aventures a-t-elle encore vécues avant de débarquer en France? Nous le saurons dans le prochain volume. Mais gageons que Donya deviendra écrivain.

« Mondial Nomade », ou l’inversion des courants migratoires

Dans « Mondial Nomade », Philippe Pollet-Villard, originaire de Haute-Savoie, imagine un monde où les courants migratoires se sont inversés: les ouvriers européens ont été poussés à émigrer dans le cadre du «Grand Renflouement national». Le héros de ce roman d’anticipation, Jean-Charles Rem, a fait fortune sur le dos de ces malheureux, ouvrant des garde-meubles géants pour stocker leur «mobilier résiduel». Beaucoup sont partis en Inde, où les grandes firmes automobiles se sont implantées, créant même des villes portant leur nom. A l’heure de la retraite, Jean-Charles Rem, ayant découvert une vieille photo coincée dans le tiroir de son bureau, décide de partir dans ce pays, où jeune homme il a voyagé. A son arrivée le vélo-taxi qui le prend en charge est un de ces immigrés français:

« Rem en avait conclu qu’il devait faire partie de cette vague des tout premiers ouvriers migrants auxquels le géant automobile alors installé dans les Yvelines avait proposé un emploi asiatique pour un cinquième de leur salaire. Après des mois de négociation, les employés n’avaient eu d’autre choix que d’accepter la proposition de l’entreprise nationalisée.»

Au fil du temps et des nouvelles délocalisations, ces migrants européens se sont regroupés dans certains quartiers, où ils vivent d’activités plus ou moins licites:

«Le grand marché aux voleurs du quartier français de New Delhi faisait partie des sites fortement déconseillés par les guides du monde entier. On y croisait malgré tout quelques voyageurs en escale se promenant seul ou en famille, leurs appareils photos offrant à certains pickpockets une ultime occasion de ternir encore la déjà très pitoyable réputation de ce quartier. Les quelques rares policiers indiens, aux premières loges, ne bougeaient pas.»

On le voit, Pollet-Villard n’est pas sérieux. Quoique.

13/9/2911, Sylvie Prioul

Source : Le Nouvel Observateur

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