Pour cette Française de père algérien, l'intégration est une démarche volontariste qui repose sur la capacité des immigrés à préférer leur pays d'accueil à leurs origines.
Malika Sorel-Sutter vient de publier un nouveau livre qui dérange (Immigration, intégration, le langage de vérité, Ed. Mille et Une Nuits). Cette Française née de parents algériens, aujourd'hui membre du Haut Conseil à l'intégration, n'hésite pas à se montrer sévère à l'égard des candidats à la nationalité française. Elle sait ce que cela coûte. Et très sévère aussi pour ceux qui nous dirigent.
Est-il vrai, comme on le dit souvent, que les parents immigrés ont perdu leur autorité sur leurs enfants?
Non, au contraire. Ils réussissent très bien, quand ils le veulent, à transmettre les valeurs de leur propre culture. Ils ont donc une place centrale dans la question de l'intégration. Trop souvent, ils inculquent à leurs enfants un respect quasi religieux du pays d'origine, pas celui du pays d'accueil, et ils contribuent ainsi grandement à leurs difficultés à l'école. Dès 2000, trois chercheurs avaient mis en évidence que l'échec scolaire des élèves issus de l'immigration était notamment dû au fait que "l'enfant s'oppose à l'élève", c'est-à-dire que l'enfant, attaché à sa culture familiale, entre en conflit avec l'élève qu'il devrait être à l'école. Il doit choisir entre la figure des parents et celle de l'enseignant, ce qui le déstabilise. Et, le plus souvent, il choisit la dimension affective de la famille contre l'école. Ce sont ces parents prétendument dépassés qui construisent, dans l'esprit de leurs enfants, l'image d'une France hideuse et "excluante" qui n'en fait jamais assez pour eux.
Quel peut donc être le rôle de l'école?
C'est un lieu stratégique. Et tout se joue dans les premières années. Il ne faut pas se focaliser sur le collège - il est alors trop tard, car l'identité est déjà formée. Il faut agir dès la maternelle, quand l'école peut encore avoir accès à la dimension affective de l'enfant, qui pourra ainsi tisser une relation profonde avec sa terre d'accueil. Cela passe par l'apprentissage des contes, des poèmes, par l'expérience des jeux avec les autres. Les émotions découvertes en maternelle structurent une vision des autres qui aidera à leur insertion.
Les parents sont-ils aussi à l'origine de cette mauvaise maîtrise de la langue française que l'on constate?
Chez les immigrés des années 50 et 60, les parents imposaient à leurs enfants le respect de la terre d'accueil, ce qui commençait par la langue. Cette attitude a presque disparu. Les parents parlent de plus en plus souvent leur langue d'origine avec leurs enfants, renforçant leurs difficultés scolaires. Ce renouveau de l'usage des langues d'Afrique du Nord et d'Afrique noire est alimenté par l'augmentation des flux migratoires, notamment familiaux, qui ont favorisé la constitution de diasporas en France. Des diasporas, c'est-à-dire, selon la définition de Dominique Schnapper et de Chantal Bordes-Benayoun, des populations qui gardent la conscience de leur identité et de leur unité malgré l'éloignement géographique. C'est là une des raisons des phénomènes de ghettoïsation.
Ces problèmes proviennent, fondamentalement, du fait que nous avons des flux migratoires très importants sur un laps de temps court. Ce qui n'a pas permis d'intégrer ou même d'insérer ces nouvelles populations. Michel Rocard avait justement dit, alors qu'il était Premier ministre, que "nous ne pouvons plus recevoir un flux massif et incontrôlé d'immigrés sans que cela n'hypothèque gravement et tout ensemble d'abord l'équilibre social de la nation, ensuite les chances d'intégration des étrangers installés, enfin l'avenir même de nouvelles vagues d'arrivants et des pays d'où ils viennent".
Que faire vis-à-vis de ces parents?
Commencer par leur dire la vérité, ne pas leur cacher qu'ils devront faire des efforts pour trouver leur place au sein de notre société. Aujourd'hui, on leur laisse croire qu'ils pourront être acceptés en conservant toute leur culture, y compris ce qui choque les Français. Sur ce terrain, il faut faire preuve de pédagogie, mais surtout de fermeté. Dans la mesure où ces nouveaux immigrés viennent de groupes très contraignants qui cherchent à leur imposer le respect de leurs propres règles collectives, si l'Etat est faible, s'il renonce à faire appliquer ses lois, ces populations n'auront plus d'autre choix que de sacrifier la République. Il faut leur expliquer, mais aussi ne pas hésiter à brandir des sanctions effectives, notamment financières. Si ces familles comprennent qu'elles risquent des sanctions de la part de l'Etat et pas seulement de celle de leur groupe d'origine, elles vont devoir choisir. Et une bonne partie d'entre elles choisiront la République. En cas de délit, l'incarcération d'un mineur est une arme lourde, onéreuse, et qui ne dissuade guère de récidiver. C'est donc sur leurs parents et non sur les jeunes que doit s'appliquer le principe de "tolérance zéro". La sécurité, à l'école comme à la ville, ne pourra s'obtenir qu'en agissant sur les familles.
Justement, quel bilan tirez-vous de la loi de 2004 sur le port du voile?
Elle a eu des effets très positifs. Certains avaient annoncé que beaucoup de filles, provenant des groupes où on veut leur imposer le voile, n'iraient plus en classe. Cela n'a pas été le cas. Car le fait que l'Etat ait fixé la norme a permis aux parents de se dédouaner de la pression du groupe, auquel ils ont pu dire : "Ce n'est pas de ma faute si ma fille sort sans voile." Ainsi, chacun a pu sauvegarder sa dignité, et surtout sa place dans le groupe. A ce propos, il faut souligner le rôle central des mères dans le processus d'asservissement des filles. Elles sont les "agents de dressage", terme employé par les sociologues Horia Kebabza et Daniel Welzer-Lang dans leurs travaux. Ce sont aussi elles qui, par exemple, perpétuent la tradition barbare de l'excision. Malheureusement, leur comportement a une rationalité : maintenir leur propre statut au sein du groupe. Pour aider ces femmes à sortir de l'enfer qu'elles perpétuent, il est indispensable de les responsabiliser, et non de les victimiser. Grâce à la loi sur le voile, elles peuvent dire au groupe qu'elles sont obligées de se plier à la contrainte de l'Etat. Evidemment, cette loi n'a pas suffi pour endiguer toutes les remises en cause de la laïcité. Il y a encore des mères voilées qui veulent se mêler à la vie scolaire, ou des filles qui viennent à l'école vêtues de longues robes noires comme manifestation ostentatoire de leur religion.
Pourquoi critiquez-vous la discrimination positive?
C'est une politique élitiste qui se focalise sur les meilleurs, ceux qui de toute façon s'en seraient sortis. Avec la discrimination positive, on oublie de travailler en amont, sur ce qui fait que les enfants issus de l'immigration sont surreprésentés dans les statistiques de l'échec scolaire. La discrimination positive répond en choisissant quelques-uns pour les mettre dans les grandes écoles. Des mesures comme les conventions ZEP de Sciences Po reviennent à faire croire qu'on pourrait vider un océan d'échecs avec une petite cuillère en argent. Pis, en instaurant de fait des catégories ethno-raciales, on jette une suspicion généralisée sur une catégorie de jeunes perçus comme incapables de réussir sans des mesures de faveur. On contribue aussi à ce qu'ils ne se considèrent plus eux-mêmes comme des individus, mais comme un groupe ethno-racial. Il vaudrait mieux intervenir dès le primaire, mettre en place des classes parallèles, en renfort, dont la mission serait la mise à niveau des élèves pour leur permettre de réintégrer leurs classes régulières. Et, au collège, il pourrait être profitable de recourir, pour certains élèves décrocheurs, à l'alternance collège-entreprise. L'ensemble des dispositifs d'accompagnement coûtera cher, mais moins que la sortie du système scolaire, chaque année, de 150 000 élèves sans qualification ni diplôme.
Au passage, j'ajouterai que les CV anonymes ont aussi eu des effets pervers. Le Centre de recherche en économie et statistiques a montré que, avec les CV anonymes, les personnes issues de l'immigration, au lieu d'avoir un entretien pour dix demandes, n'en ont plus qu'un sur vingt-deux. Ce qui veut dire que les entreprises font preuve de plus d'indulgence lorsqu'elles voient l'origine des candidats : elles ne les jugent pas seulement sur des critères scolaires - orthographe ou lacunes dans le CV. Encore une fois, une idée simpliste a eu des effets négatifs. Autre effet pervers redoutable de la discrimination positive : elle se transforme en discrimination négative pour les Français de souche européenne.
Vous considérez que les élites françaises ont une lourde responsabilité...
Une partie s'arrange lâchement de cette situation. Elle se donne bonne conscience en se mettant du côté du plus faible, sans se rendre compte qu'elle l'enferme. Et ce sont souvent les mêmes qui se démènent pour que leurs propres enfants ne soient pas dans ces classes métissées dont ils nous parlent avec émotion. De plus, une partie des patrons ont un comportement court-termiste, totalement irresponsable : toujours à la recherche de la main-d'oeuvre la moins chère possible, ils n'hésitent pas à employer des clandestins. Cette immigration irrégulière présente de surcroît l'avantage d'être corvéable à merci. On a l'impression que, dès qu'un groupe de clandestins est régularisé et doit être un peu mieux payé, cela s'accompagne d'un besoin de nouveaux immigrés, comme si les régularisés avaient disparu du marché de l'emploi, préférant se tourner vers les dispositifs de prise en charge sociale. Peut-on à la fois supporter la charge du chômage et recourir à une immigration de travail massive?
C'est pour cela aussi que vous dressez un bilan négatif de la politique de rénovation urbaine?
On est parti du principe que le logement était la source des problèmes d'incivilité, de violence et de délinquance que connaissaient certains quartiers, et que, s'il était amélioré, ces populations s'inséreraient. Au lieu de miser sur l'humain, on a parié sur le bâti, de manière un peu marxiste, comme si les conditions matérielles d'existence suffisaient à déterminer la conscience ! En oubliant que le type de logements qu'on détruisait avait servi aux précédentes générations d'immigration, Portugais, Espagnols, Polonais et même rapatriés d'Algérie, sans que cela ne provoque des ghettos, de l'échec scolaire ou des incivilités. En réalité, le plan Borloo de 2003, qui aura coûté 42 milliards d'euros sur dix ans, le remplacement des barres d'immeuble par des bâtiments moins hauts, et même par des pavillons, n'a rien changé du tout. C'est en faisant prendre conscience aux parents de l'immigration de l'obligation du respect des normes collectives et de la laïcité qu'on réunira les conditions d'insertion et, quand c'est possible et souhaité, d'intégration des descendants de ces populations nouvelles.
16/09/2011, Bernard Poulet
Source : L’Express.fr