Écoles et entreprises se mobilisent contre le durcissement de la politique d'immigration qui empêche l'embauche de jeunes diplômés étrangers.
Bilal* est un jeune marocain, bientôt diplômé de l'Ensta Bretagne, option architecture navale et offshore. Après six mois de stages chez CGGVeritas, il devait être recruté par l'entreprise. « Nous voulions l'embaucher après l'avoir formé, testé ses compétences et validé ses capacités d'intégration dans l'entreprise", témoigne François Monchy, le responsable RH de la division marine du spécialiste de géophysique. Mais le projet risque de tourner court... À cause de deux ministres. Le 31 mai, Claude Guéant et Xavier Bertrand ont envoyé une circulaire aux préfets portant sur la « maîtrise de l'immigration professionnelle". Les ministres de l'Intérieur et du Travail leur demandent d'examiner très sévèrement le passage du statut d'étudiant étranger à celui de salarié étranger. La raison : « Une grande part du flux migratoire à caractère professionnel provient de changements de statut demandés par les étudiants." L'objectif est clair : faire baisser les statistiques de l'immigration professionnelle.
Pour CGGVeritas, cela revient à s'engager dans un véritable parcours du combattant pour obtenir l'autorisation d'embauche. « Elle doit prouver qu'aucun Français ne peut faire l'affaire, ce qui est très difficile au niveau d'un jeune diplômé", explique Francis Jouanjean, le directeur de l'Ensta Bretagne. Jusqu'ici, une loi de 2006, dite loi Sarkozy sur l'immigration choisie, offrait une dérogation aux diplômés de niveau master : ils pouvaient disposer d'une autorisation provisoire de séjour de six mois pour trouver un job, sans que l'employeur ne soit obligé de prouver l'absence de compétences françaises sur le poste. La circulaire du mois de mai introduit des restrictions qui, de fait, font disparaître cette période de six mois. "Notre jeune ingénieur est obligé de retourner au Maroc, le temps pour nous de faire les démarches", regrette François Monchy.
L'université inquiète, les employeurs catastrophés
Ce brutal durcissement suscite l'inquiétude et la colère des écoles, des universités et des entreprises. Au début de la semaine, la Conférence des directeurs d'écoles françaises d'ingénieurs a écrit aux trois ministres concernés (Intérieur, Travail, Enseignement supérieur). « C'est une aberration de se fixer comme objectif de faire venir plus d'étudiants étrangers en France, explique son président, Christian Lerminiaux, parce que notre industrie en a besoin, de payer leur formation avec de l'argent public, puis d'empêcher leur embauche." Pierre Aliphat, le délégué général de la Conférence des grandes écoles, précise : "C'est un système qui pénalise la France en termes d'attractivité universitaire et d'un point de vue économique." Le 13 juillet, Pierre Tapie, président de la CGE, et Maurice Lévy, président de l'Association française des entreprises privées (Afep), ont d'ailleurs écrit à Claude Guéant pour lui faire part de leurs craintes. Le 3 août, le ministre a répondu en rappelant sa position : un étudiant étranger a vocation à retourner dans son pays. Réunie jeudi dernier, la Conférence des présidents d'université s'est dite inquiète de mesures qu'elle considère antinomiques à l'essence même de l'université.
La mobilisation monte d'autant plus que les refus de visas aux jeunes diplômés se multiplient. On parle de plusieurs centaines cet été, rien qu'en Île-de-France. À l'École spéciale des travaux publics et du bâtiment (ESTP), douze étudiants chinois et marocains en fin de cursus ont signalé des difficultés à leur école. Alors que tous ont des promesses d'embauche. "C'est un contresens, réagit Nicolas Orio, le directeur des relations entreprises de l'école. Dans le BTP, il y a une carence énorme en main-d'oeuvre très qualifiée. Pourquoi créer des problèmes à ces personnes qu'on a du mal à attirer ? Nous avons 66 universités partenaires dans le monde, qui vont arrêter de nous envoyer des étudiants. Ce sera bon pour l'économie française ça ?" D'autant que les étudiants français risquent de pâtir de mesures de rétorsion sur les programmes d'échanges.
À Télécom Saint-Étienne, la promotion sortante de 120 élèves compte 18 étrangers. "Les étudiants nous ont alertés sur les soucis rencontrés pour renouveler leur titre de séjour, raconte le directeur, Laurent Carraro. Au-delà de la circulaire, des consignes ont été données pour qu'il y ait des reconduites aux frontières dans les trente jours qui suivent la fin de leur titre de séjour. Nous avons dû avancer certains jurys pour leur donner une attestation de réussite au plus tôt."
Les employeurs sont aussi catastrophés. Une très petite entreprise du photovoltaïque avait prévu d'embaucher une Chinoise pour sa double compétence : architecte, après cinq ans d'études en Chine, et ingénieur après sa formation à l'ESTP. "Nous devons attendre son attestation de diplôme fin septembre pour remplir un dossier, lourd et complexe pour notre structure de trois salariés, explique une responsable. Puis patienter plusieurs mois avant la décision de l'administration. C'est très pénalisant... Mais nous voulons l'aider et la garder, parce qu'elle est super-calée. Alors nous attendrons." De son côté, le Syntec numérique a écrit au ministre pour s'insurger sur la restriction de la liste des métiers ouvrant droit à des titres de séjour et il se murmure que le Medef ne devrait pas tarder à se manifester à son tour.
Des solutions de contournement en attendant mieux
Bertrand Calmon, le responsable du recrutement de CGGVeritas, a participé la semaine dernière à une réunion avec d'autres DRH internationaux, issus d'EDF, Sodexo, Peugeot... « On a parlé de cette circulaire, dit-il, car elle nous pose de sérieux problèmes." Son entreprise, présente dans 40 pays, recrute beaucoup d'étrangers. « En Angola, on nous impose des cadres angolais. Envoyer là-bas un ingénieur formé dans nos bureaux français, qui partage notre culture d'entreprise, est primordial pour nous." "La circulaire de mai réinterprète la loi de 2006, pour que les autorisations délivrées aux étudiants de niveau master ne soient plus attribuées qu'au compte-gouttes, estime Sarah Stadler, avocate au bureau de Paris et membre du Gisti, une association qui vient en aide aux immigrés. Ces restrictions se traduisent par des centaines de refus de changement de statut des étudiants. Le contentieux s'alourdit considérablement."
Des contournements se dessinent ici ou là pour garder les étudiants en France le temps de régler les problèmes ou faire embaucher le jeune diplômé par une filiale anglaise. Est-ce une solution ? Les représentants de l'enseignement supérieur essaient encore de négocier, en comptant sur l'appui du ministère de l'Enseignement supérieur. Mais Laurent Wauquiez ira-t-il attaquer Claude Guéant sur ses terres en période électorale ? Si le dialogue ne sert à rien, les représentants de l'enseignement supérieur se disent prêts à aller plus loin. D'autant qu'une circulaire ne peut juridiquement pas être en contradiction avec une loi et qu'il serait assez simple de l'attaquer en Conseil d'État. "Si on ne fait rien, on risque de ruiner en quelques mois dix ans d'efforts", conclut, amer, un directeur d'école.
22/9/ 201, Cécile Maillard
Source : L'Usine Nouvelle