dimanche 24 novembre 2024 00:31

Quatre regards sur la place de l'islam en France

La publication, le 5 octobre, d'une enquête du politologue Gilles Kepel réalisée dans les villes de Clichy-sous-Bois et Montfermeil (Seine-Saint-Denis) a une nouvelle fois soulevé des interrogations sur la place de l'islam dans la société française.

S'il explore les conditions de vie des habitants de ces deux villes en matière de logement, d'éducation ou de transport, l'auteur du rapport, commandé par l'Institut Montaigne, a mis en avant des questions posées - et parfois instrumentalisées - dans le débat public ces derniers mois. Pour autant, l'opposition entre islam et République est-elle pertinente ? L'islam, tel qu'il se développe en France, est-il réductible à l'islam observé dans ces deux villes de banlieue ? La pratique religieuse est-elle le symptôme d'un malaise social ? La laïcité "à la française" est-elle adaptée à cette nouvelle réalité ? "Il ne faut pas faire croire qu'un clash est en préparation dans les banlieues entre l'islam et la République !", prévient d'emblée Franck Frégosi, directeur de recherche au CNRS, auteur de L'Islam dans la laïcité (Hachette Pluriel, 486 p., 10 euros).

Observée depuis des années par des spécialistes de cette religion, l'islamisation des jeunes générations, issues, ou non, de familles de culture musulmane, est multiforme. "Le phénomène islamique est en constante évolution, d'une grande labilité", explique Tareq Oubrou, imam à Bordeaux, qui défend la pratique d'un islam prenant en compte le contexte culturel dans lequel il s'exprime. "Comme tout phénomène religieux, il est dans une transmutation ahurissante. J'ai moi-même du mal à arrêter quelle religiosité est à l'oeuvre chez les gens que je côtoie. Certains pensent qu'ils sont dans l'islam, alors qu'ils sont dans la mode, le zapping. Le paradigme de la modernité s'applique aussi à l'islam !"

Pour Samir Amghar, spécialiste du salafisme, et auteur de Le salafisme aujourd'hui, mouvements sectaires en Occident (Michalon, 284 p. 18 euros), le renforcement de l'islam dans certains quartiers est imputable à plusieurs facteurs. "Il correspond à la fois à une crise identitaire, à une crise spirituelle et à une contestation du politique pour défier une autorité à travers une identité religieuse. Il est clair que pour les musulmans, l'islam est une valeur refuge. D'ailleurs, au-delà de la pratique religieuse, on constate une islamisation des pratiques sociales - les gens se saluent en se disant salam aleikoum - qui se double parfois d'une instrumentalisation de l'islam. Celui qui renoue avec l'islam devient un vertueux dans le quartier."

Ainsi, si comme l'explique l'anthropologue Dounia Bouzar, la perte de confiance envers la République explique en partie les raisons du "retour" à l'islam, devenu "seul espoir existentiel", cette approche ne suffit pas. "Certains musulmans, notamment des femmes, font un retour au texte pour mener un travail de rénovation de l'islam qu'ils considèrent trop empreint de traditions maghrébines. Il y a aussi les jeunes diplômés qui surinvestissent l'islam pour contrecarrer la stigmatisation et l'image d'archaïsme que leur renvoie la société sur leur religion."

"Suggérer que là où la République serait défaillante, l'islam se développerait, est inquiétant, estime donc M. Amghar. C'est mettre en concurrence deux systèmes qui n'agissent pas dans les mêmes sphères de l'individu. En effet, jusqu'à quel point de pratique religieuse l'islam constitue-t-il un frein à l'intégration ? Un musulman orthodoxe se met-il en dehors de la République, par nature ? En outre lier la dynamique de réislamisation à l'exclusion, c'est oublier l'émergence d'une classe moyenne musulmane conservatrice et intégrée."

"Il est vrai que lorsque l'horizon social se ferme, l'horizon vertical, la transcendance s'ouvre", reconnaît M. Oubrou. Mais opposer islam et République constitue pour lui "une hérésie républicaine". "Là où il y aurait plus de République, il n'y aurait pas forcément moins d'islam mais il y aurait un meilleur islam, poursuit l'imam. Un islam du partage, capable de renforcer les valeurs citoyennes, et non pas un islam qui se protège."

Car, comme tous les observateurs, M. Oubrou constate le développement "d'une orthodoxie de masse, un excès de ritualisation qui correspond à un besoin de repères". Il évoque même le risque "d'une religiosité cancéreuse, une prolifération anormale", allusion aux salafistes. Ces tenants d'une lecture littéraliste de l'islam prospèrent, notamment, dans les lieux de relégation et de misère sociale.

"La vraie question est celle de l'émergence des groupuscules rigoristes et du rôle des élus qui ne travaillent pas à la régulation de la laïcité sur leur territoire, soutient aussi Mme Bouzar. Ces groupes minoritaires, qui sont dans une logique d'auto-exclusion et d'exclusion des autres, défendent des valeurs contraires à la Constitution."

Les chercheurs contestent aussi l'idée "en vogue", selon laquelle "le fait qu'un musulman pratiquant est en soi considéré comme le symptôme d'un mal être, un refus d'intégration, voire la volonté d'islamiser la France", souligne Mme Bouzar. "Je ne pense pas que l'on puisse voir dans la pratique du ramadan le symptôme d'une perte de valeurs", poursuit-il.

"Il serait d'ailleurs intéressant de voir quelle place a la dimension religieuse dans le quotidien d'autres croyants vivant en banlieue, notamment les évangéliques, souligne M. Frégosi. Le repli dans le religieux n'est pas forcément destiné à contrer l'appartenance républicaine. Encore faut-il rendre cette appartenance possible..."

De même, le développement du halal, souligné par le rapport Kepel, correspond à diverses aspirations. "Outre le fait qu'il existe aujourd'hui un marché du halal, les gens, sans être des piliers de mosquée, se rassurent moralement en se conformant par ce biais à une certaine éthique", explique M. Frégosi. "Cela relève aussi d'un phénomène de mode, ajoute M. Amghar. Et, si on peut lire ce développement comme un signe de communautarisation, il est aussi le signe d'une sédentarisation de citoyens qui considèrent cette revendication comme légitime. On assiste à l'émergence d'un islam de terroir."

16.10.11, Stéphanie Le Bars

Source : Le Monde

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