La circulaire Guéant du 31 mai restreint très fortement la possibilité pour les étudiants étrangers diplômés en France de rester travailler dans le pays qui les a pourtant formés. Un non-sens politique et économique.
Place de la Sorbonne à Paris, jeudi 13 octobre. L’homme de la DCRI laisse tomber son talkie-walkie. Il le ramasse, un peu penaud, non sans se faire charrier par deux collègues. Les agents du renseignement sont de toute façon plutôt détendus et savent pertinemment que la manifestation qu'ils sont en charge de surveiller discrètement n'a aucune chance de dégénérer.
Trois ou quatre cent personnes, pour la plupart en costume ou tailleur, sont venues exprimer leur indignation mais par dessus tout leur incompréhension devant la circulaire Guéant du 31 mai –co-signée par Xavier Bertrand– qui restreint très fortement la possibilité pour les étudiants étrangers diplômés en France de rester travailler dans le pays qui les a pourtant formés. Adressée à tous les préfets de France, la missive est porteuse d'un objectif très clair: durcir les conditions des autorisations de travail aux étrangers, diplômés ou pas.
A l'initiative du collectif du 31 mai –une association constituée en réponse à cette circulaire– des centaines d'étudiants étrangers, soutenus par quelques Français aussi, sont donc venus, le jeudi 14 octobre 2011, se faire remettre un diplôme symboliquequ'ils ont aussitôt flanqué dans un sac poubelle situé trois mètres plus loin, en scandant le nom de l'école qui les a formés. Et qu'on s'entende bien, on ne parle pas ici de petites écoles obscures. Sciences Po, HEC, Essec, ESCP, Polytechnique, Centrale Paris. Soit des établissements unanimement reconnus comme des fleurons de la formation universitaire française.
Des étudiants qui se débarrassent d'un diplôme de valeur mais qui ne sert à rien si on ne les laisse pas travailler, voilà le message –pas trop dur à décrypter–que ces jeunes ont voulu adresser à Claude Guéant, intronisé pourfendeur des étrangers en France.
Délire kafakïen
Nabil Sebti, un Marocain de 25 ans diplômé de la promo 2011 d'HEC, fait partie des individus touchés par les balles perdues du ministre de l'Intérieur. Beau gosse, version humble du jeune entrepreneur –le garçon a créé deux entreprises–, il se rend à la préfecture fin août pour obtenir son autorisation provisoire de séjour (APS) de six mois, comme la loi le permet à tout diplômé Bac+5, un laps de temps censé leur permettre de trouver un emploi.
En tant qu'entrepreneur étranger en France, Nabil fait la démarche en vue d'acquérir un titre de séjour salarié de sa propre entreprise dans la foulée. Théoriquement, cette autorisation provisoire de séjour est non-opposable à l'emploi, c'est-à-dire que si l'étudiant étranger trouve un emploi dans le laps de temps imparti, l'Etat est dans l'obligation de lui donner un titre de séjour salarié.
A priori, le garçon n'a rien à craindre. Sauf qu'une fois arrivé à la préfecture, un endroit où il a l'habitude de se rendre en sa qualité d'étudiant étranger, il est intrigué par une foule inhabituellement dense et une ambiance qu'il qualifie de morose. Et surtout, il bloque sur l'apparition d'une troisième file d'attente qui n'existait pas auparavant, celle des gens qui viennent désormais directement avec leur avocat pour s'occuper de leur cas.
Sentant venir le délire kafkaïen qui l'attend, Nabil flippe, liquide les actions de sa première entreprise auprès de ses associés par peur de perdre son investissement et dissout carrément la seconde. Puis, plutôt que de faire ses valises directement, il s'engage dans une drôle de mission: fédérer tous les individus concernés par la circulaire.
Alors même qu'il a déjà prévu de quitter la France –en partie par fierté dit-il– il crée un groupe Facebook qui atteint rapidement les 5.000 membres. A peine un mois plus tard, le groupe est devenu une association tenue par une dizaine de diplômés français et étrangers d'HEC, Sciences Po, l'Ensae ou les Ponts et Chaussées: le fameux collectif du 31 mai à l'origine de la manifestation et des diplômes foutus à la benne sous les micros et devant les caméras de quelques médias nationaux.
Si l'initiative de la place de la Sorbonne a été plutôt bien relayée, c'est que Nabil se montre habile pour capter l’attention des médias à qui il répond au téléphone entre deux questions, installé dans le canapé d'un appartement du centre de Paris. Il espère une réaction positive des Français, mais n'est pas vraiment du genre à croire au miracle.
«Aucun d'entre nous ne se dit que c'est une fatalité de rester en France. On reste parce qu'on aime ce pays. Et parce que les diplômés étrangers ne demandent là qu'une première expérience. Rien ne dit qu'ils resteront en France ensuite. Sans expérience professionnelle, on le sait et les recruteurs nous le confirment, un diplôme ne vaut rien. Mais de toute façon, il va y avoir des victimes, on ne va pas pouvoir sauver tout le monde. Il y en a des flopées qui vont devoir rentrer chez eux, ne serait-ce parce qu'ils n'auront pas l'argent et le temps pour chercher du travail ailleurs qu'en France.»
La monomanie? C'est Sarkozy
Du point de vue purement économique, se priver d'individus formés dans les meilleures écoles de France est une connerie sans nom. Tout d'abord, leur présence en France en tant qu'étudiant a coûté de l'argent à l'Etat, et pas seulement par le biais des bourses d'excellence qui les dispensent de frais de scolarité et allouent à certains d'entre eux environ 600 euros par mois.
Les entreprises intéressées par le recrutement de ces individus pâtissent également de la circulaire, puisqu'elles sont privées de facto de tout un contingent d'étrangers disposant d'avantages comparatifs sur leurs homologues français.
Imaginez une entreprise qui souhaiterait s'implanter sur le marché chinois ou indien, à l'aide d'individus disposant d'un bagage incluant la culture entrepreunariale française d'un côté, et la culture commerciale chinoise ou indienne de l'autre. Eh bien malheureusement pour elle, et n'en déplaise à Guéant, ce n'est pas au Pôle Emploi que celle-ci risque de trouver son bonheur. En fait, c'est assez simple, son bonheur, elle ne le trouvera pas et le poste restera vacant.
Face aux refus, certaines boîtes font l'effort d'accompagner les diplômés qu'elles souhaitaient embaucher dans les recours administratifs. D'autres ont déjà baissé les bras, et se résolvent simplement à geler les recrutements. Devant cette situation ubuesque, qui dépeint une nouvelle fois la France comme un pays gouverné par la courte vue, les directeurs des grandes écoles et Laurent Wauquiez, le ministre de l'Enseignement supérieur ont beau gesticuler, Claude Guéant joue l'impassibilité.
Il est pourtant difficile de croire que Claude le croisé ne soit pas conscient de cette logique. Impossible d'envisager –à moins qu'il soit vraiment le monomaniaque qu'il semble s'évertuer à incarner– qu'il n'ait pas pensé que sa circulaire poserait un problème sérieux. Car Guéant –et par extension Nicolas Sarkozy– ne sert pas une lutte économique, ne cherche que la doctrine ou la tactique la plus crasse, à savoir réduire l'immigration en France, qu'elle soit légale et illégale.
Cette circulaire du 31 mai n'est en fait que la dernière mesure d'une très longue série qui campe la France comme un pays fermé, à la cote de sympathie de plus en plus dégradée à l’étranger.
En cinq ans de sarkozysme, on a d'abord commencé par expliquer, à l'Afrique en particulier, que l'immigration, on n'était pas fatalement contre, mais qu'elle serait «choisie». Pas la peine de faire un dessin, cela signifiait que ceux qui auraient un truc à apporter à la France pourraient venir, mais que les autres auraient gagné le droit rester chez eux. A l'époque, Claude Guéant occupait le poste de secrétaire général de l'Elysée, et était l'homme le plus puissant de France pour un magazine.
Les débats sur l'islam et l'identité nationale qui ont jalonné une bonne partie du quinquennat n'ont pas plus contribué à renforcer notre image dans les pays musulmans, mais c'est probablement les expulsions de Roms qui ont le plus choqué les opinions publiques internationales. Le climax de la manifestation de ce dégoût de l'action du gouvernement français fut sans doute l'éditorial du New York Times intitulé «Xénophobie: montrer du doigt les non-Français», qui reprochait largement à Nicolas Sarkozy d'«attiser dangereusement les sentiments anti-immigrés».
Les Espagnols d'El País déploraient de leur côté que Sarkozy foule –par calcul– la tradition humaniste que la France défendait depuis la révolution. Adriano Prosperi, journaliste à La Repubblica, se désolait que la France et l'Italie incarnent «une nouvelle Europe dominée par la peur». En réalité, Sarkozy avait tellement déraisonné avec les expulsions de Roms que même Alain Juppé avait fini par confier que «cette affaire n'était pas bonne pour l'image du pays».
Peur de témoigner
Pourtant gaullistes revendiqués, Nicolas Sarkozy et Claude Guéant ne semblent pourtant pas avoir grand-chose à faire que l'image de la France soit maculée du sceau de l'infamie à l'étranger, tant l'un comme l'autre semblent désespérément accrochés à cette branche d'une droite dure, qui voit tout via un prisme sécuritaire, où des questions comme le vivre-ensemble ou l'accueil de l'autre n'ont pas leur place dans le débat. Mais comme me le faisait judicieusement remarquer Anis, un Tunisien de 21 ans accoutré dans son ensemble anachronique de polytechnicien, le sabre à portée de main, sur la place de la Sorbonne, en empêchant de travailler chez elle les étudiants qu'elle forme, la France ne perd pas que symboliquement de sa superbe, elle écorne aussi la perception qu'on se fait de la qualité de sa formation à l'étranger.
«Personnellement, je trouverai du travail à l'étranger, je ne suis pas inquiet pour mon avenir. Mais je ne comprends pas l'image que donne la France en procédant de la sorte. Les autres pays vont penser que les cadres qu'elle forme sont mauvais, puisqu'elle n'en veut pas elle-même.»
Théoriquement, cela paraît tout à fait exact. Pourtant dans les faits, des pays comme l'Allemagne et le Canada ont déjà bien senti l'opportunité que leur offre la circulaire Guéant, et nombre de diplômés de l'Essec, d'HEC et autres se sont déjà vus offrir des contrats ou des facilités administratives pour venir y chercher du travail. Qu’est devenue l’immigration choisie si chère au candidat Sarkozy? Comment attirer les meilleurs «cerveaux» en leur offrant moins que la concurrence qui a bien saisi le potentiel de ces candidats et ce qu’elle pourrait en retirer quand ils retourneront dans leur pays d’origine ou échangeront avec eux? Drôle de version du «Soft Power» à la française, humiliant et de courte vue.
Il y a sans doute plus inquiétant. Des diplômés proches du mouvement du collectif du 31 mai ont refusé que leur nom, leur âge, leur école et tout ce qui pourrait permettre de les identifier n'apparaissent dans les présentes lignes. Un d’entre eux –qui ne voulait être mentionné que «comme venant d'une des quatre grandes écoles de commerce»– ne me faisait franchement pas confiance:
«- Mais pourquoi ne pas vouloir ne pas vouloir témoigner?
- Par peur. Peur d'être exposé personnellement. Il est tout a fait envisageable que la préfecture prenne des mesures individuelles. Je ne veux pas prendre ce risque. On nous a déjà dit à plusieurs reprises que comme correction à la circulaire, il y aurait un traitement au cas par cas. Dès lors, il serait tout à fait envisageable que ce cas par cas joue en notre défaveur puisqu'on aurait parlé. Nous, ce qu'on veut, c'est l'annulation pure et simple de la circulaire.»
Une France sans âme
Un jeune diplômé d'une des plus grandes écoles de ce pays qui a peur d'être expulsé juste parce qu'il a donné son avis? Voilà qui laisse sans voix. La France de 2011 est un pays où un étranger formé dans les sphères universitaires les plus influentes a peur de défendre son avis, en son nom, de peur que l'administration le renvoie chez lui en représailles.
Dans la manière de mener leur combat, Nabil et ses acolytes ont mis un point d'honneur à éviter que leur combat soit simplement le combat des Bac +5 et des grandes écoles. Toutes les nationalités sont touchées:
«L'interview d'une Américaine de Sciences Po sur Arte a eu un écho incroyable. Ça a par exemple touché les étudiants chinois qui ne sentaient pas spécialement concernés jusque-là.»
Que la circulaire soit abrogée –ce qui paraît improbable même s'il est possible que les préfectures fassent un peu moins de zèle que prévu– cette histoire n'est que l'énième exemple du climat délétère de cinq années de sarkozysme, un régime qui aura réussi le triste exploit de faire de la France un pays qu'on compare idéologiquement à l'Italie de Berlusconi, cette Italie qu'on s'amusait à regarder de haut il y a quelques années. Aujourd'hui, l'Amérique, nos voisins européens et l'Afrique nous regardent de haut à leur tour et se demandent –à raison– comment la France a pu tomber si bas.
21/10/2011, Loïc H. Rechi
Source : State.fr