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Ecriture et migration

Sylvie Kandé, poétesse, essayiste et historienne, auteure de La quête infinie de l'autre rive (Gallimard, 2011), est au nombre des invités du colloque international «La migration prise aux mots» qui se tient jusqu'au samedi 14 décembre à Paris. Elle expose ici quelques raisons qui l'ont amenée à écrire sur les migrants: « J'écris pour dire (...) que je souffre de ce nombre insensé de vies humaines une fois de plus dévorées par l'Océan. »

L'écrivain Serge Velay, à qui on demandait pourquoi il écrivait, a fait deux propositions qui m'interpellent tout particulièrement : " J'écris, confie-t-il, parce qu'il y a des événements dont je ne suis pas revenu. " Et il ajoute : " J'écris pour m'augmenter. "

Je voudrais faire miennes ses deux réponses, en les réorientant toutefois à ma façon.

Ce dont je ne reviens pas, c'est qu'à l'entour du troisième millénaire, des hommes, des femmes et des enfants quittent les côtes africaines sur des embarcations de fortune pour se rendre dans une Europe qui leur ferme ses portes. J'écris pour dire que je le sais, que je souffre de ce nombre insensé de vies humaines une fois de plus dévorées par l'Océan. Je souffre de ce nouveau désastre atlantique, car comme le disait Édouard Glissant, songeant à tous ces morts qui s'en sont allés tout enchaînés peupler récifs et abysses: " Notre malheur est marin. "

Mais écrire de la littérature, c'est aussi faire signe à des textes qui existent et à d'autres qui existeront. Si j'écris au sujet des migrants qui tentent de s'inscrire par leurs pirogues dans l'histoire, c'est aussi pour poursuivre une conversation avec le tableau de Barthelemy Toguo, Road to Exile (2008) et La pirogue, long-métrage de Moussa Touré (2012) – d'ailleurs inspiré du roman d'Abasse Nione, Mbeke-mi. À l'assaut des vagues de l'Atlantique (2008) ; avec Mbekk mi, le souffle de l'océan, documentaire de Sophie Bachelier (2012) et Sunugaal, la chanson de Didier Awadi (2008) ; et encore avec Harraga, roman de Boualem Sansal (2005) et Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye (2009). Sans oublier bien sûr le fameux " Discours de Dakar "(2007)...

Écrire pour s'augmenter? Lorsque j'écrivais La quête infinie de l'autre rive, j'avais en permanence sous les yeux un extrait du dernier discours prononcé par Jean Ki-Zerbo, éminent historien de l'Afrique, qui y adressait aux historiens et aux poètes ces encouragements : " Écrivez ! même si la lassitude et l'amertume vous minent et vous assiègent, rappelez-vous que vous êtes des témoins appelés à la barre. Et comme disaient les griots de Segou, demain on l'ajoutera à votre nom. "

J'ai fait, dans La quête infinie de l'autre rive (2011), une réflexion sur la valeur programmatique du nom, du patronyme ; sur l'idée, répandue en Afrique de l'Ouest tout au moins, que le nom est un héritage reçu à la naissance. À charge pour chaque individu de lui donner plus de poids et de brillance pour le bénéfice des générations à venir.

Présentée de la sorte, la notion pourrait paraître égocentrée, voire féodale.

Mais Ki-Zerbo y a donné un tour qui me plaît. Il écrit : " Mais comme il s'agit d'une course de relais, j'ajouterai volontiers : demain on l'ajoutera à notre nom ".

J'ai écrit La quête infinie de l'autre rive pour rappeler qu'en dépit de l'exploitation multidimensionnelle dont ils sont victimes, les migrants africains augmentent, par leur courage infini, leur abnégation et leur sens de l'honneur, le nom de notre humanité.

Ils sont les poètes de la mer, de même que Philippe Petit – on se souvient de ce jeune Français qui dans les années 70 a eu l'audace de tendre son fil entre les tours du World Trade Center pour y danser – est à jamais le poète du ciel.

12 décembre 2013

Source : Mediapart

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