vendredi 5 juillet 2024 04:27

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Rapport sur l'intégration remis à Ayrault : mais que signifie "être intégré" en France ?

LE PLUS. "Fiasco", "couac"... En publiant sur le site du gouvernement un des rapports rendus à Jean-Marc Ayrault à propos de l'intégration, les critiques n'ont pas manqué, à l'UMP comme au PS. Le contenu semblait en effet bien loin des idées défendues par le gouvernement. Thomas Guénolé, politologue, estime plutôt qu'il faudrait s'interroger sur l'idée même d'intégration. Qu'est-ce que cela veut dire en 2013 ?

Concernant le fameux "rapport sur l’intégration remis  à Jean-Marc Ayrault", l’on peut choisir d’apporter sa pierre à l’hystérisation du débat public, qui produit du bruit en guise de message et de la vindicte en guise de réflexion. On peut aussi, au contraire, se dire que l’enjeu de l’harmonie de notre société est un sujet sérieux, et donc, examiner sérieusement les écrits en question.

 Tout d’abord, "le rapport sur l’intégration remis  à Jean-Marc Ayrault", ça n’existe pas. En fait, il en a reçu cinq, très variés sur les thèmes, l’envergure du raisonnement, et les propositions.

 Ce que disent les rapports 

- Si le rapport Khirouni-Talland sur l’habitat doit être blâmé, c’est surtout pour avoir été écrit avec les pieds. Fait rarissime pour un rapport officiel d-à peine une trentaine de pages, il multiple les coquilles et les fautes : "Il y aussi besoin" au lieu de "Il y a aussi besoin" (p.4), "quand est-il" au lieu de "qu’en est-il" (p.5), "l'habiter (sic) a pris une place tout à fait importante" (p.8), etc. Cela tend à démontrer que le texte n’a pas été relu avant d’être remis au Premier ministre, ce qui n’est pas très sérieux. Sur le fond, c’est une lettre au père Noël, c’est-à-dire une liste de vœux, sans préciser comment s’y prendre. Par exemple, on y apprend qu’il faut "développer une politique foncière maîtrisée", (p.22), mais dans ce rapport on ne saura jamais comment s’y prendre pour la maîtriser. Le reste est à l’avenant.

 - Le rapport Boubeker-Noël intitulé "Faire société commune dans une société diverse" doit, quant à lui, être dénoncé à Amnesty International en tant qu’instrument de torture pour quiconque est conduit à le lire.

 Il accumule en effet une quantité impressionnante de jargon impressionnant sur la forme, mais inconsistant sur le fond. De fait, il pourrait nourrir la création d’un "pipotron" de la politique d’intégration. Démonstration (p.36) : "Le champ de l’innovation en termes de pratiques est étendu, mais comporte des éléments caractéristiques : des modes non contraignants, équitables (en ce sens qu’ils reposent sur l’équilibre des positions d’acteur aux statuts et rôles variés), à visée délibérative ou de coproduction d’accords ou d’actions.

 Cependant ces approches ne doivent pas être limitatives au règlement des problèmes locaux ou d’ajustement entre usagers et acteurs des dispositifs. Ni limitatives aux enjeux de concertation. Elles concernent généralement les enjeux de gouvernance et de coopération multi-acteurs."

- Le rapport Madelin-Gential sur la protection sociale, lui, est intéressant sur le fond : mais curieusement, il est aux deux tiers hors-sujet. L’essentiel de ses diagnostics et de ses propositions aurait en effet eu sa place dans un rapport qui s’intitulerait "optimiser le fonctionnement de la protection sociale au bénéfice des plus pauvres".

 Restent les deux rapports qui, parmi les cinq, sont à la fois consistants sur le fond et dans le sujet à traiter.

 - Le rapport Dhume-Hamdani sur les mobilités sociales est un travail de chercheur sérieux. Il soutient d’ailleurs une thèse : celle que "l’intégration" serait une mauvaise base pour poser le débat, parce que ce terme tracerait d’emblée une frontière à l’encontre de ceux qui sont sommés de s’intégrer, ou réputés n’en être pas capables.

 Il faut selon les auteurs développer une "politique d’appartenance" ou une "politique d’inclusion", ce qui met l’accent sur un processus collectif, et non pas sur la démarche individuelle de celui que l’impératif de s’intégrer exclut. Selon ce rapport, la discrimination à l’embauche, la tendance lourde à la ségrégation territoriale des immigrés pauvres, la discrimination dans la fabrique des élites françaises, la discrimination dans les représentations culturelles collectives, ne sont pas contestables.

 Après avoir dressé un inventaire critique des travaux de recherche sur la discrimination, la ségrégation, et les politiques menées pour les endiguer, les auteurs énoncent leurs préconisations.

 Citons-en une dans chaque grand domaine : politiquement, faire piloter la politique d’inclusion par le Premier ministre lui-même ; juridiquement, créer des "class actions" anti-discrimination pour que par leur nombre les discriminés modifient le rapport de forces en justice ; à l’école, aborder explicitement, calmement et de façon ouverte, les religions, les histoires coloniales et migratoires, le racisme et les discriminations, mais aussi la sexualité, les hiérarchies sociales, etc. ; pour l’emploi, créer une obligation de négociations des partenaires sociaux sur la diversité, copiée sur celle déjà introduite quant à l’égalité hommes/femmes. 

 LE rapport

 Reste le cœur de la controverse, le moteur de la polémique : le rapport Lamarre-Maffessoli intitulé "Connaissance, reconnaissance". Au vu de son contenu, il s’agissait visiblement de faire bouger les lignes du débat public sur ces sujets en allant très loin dans le sens d’un modèle multiculturel. Toujours est-il que, de fait, les propositions innovent et détonent dans le débat français.

 Citons-en quelques-unes.

Sur le modèle belge, le rapport propose d’instaurer des recommandations aux médias pour ne mentionner l’origine, la couleur de peau, la nationalité, l’ethnie, que lorsque l’information est effectivement pertinente.

Sur le modèle britannique, il propose de créer un délit de "harcèlement racial" consistant à mentionner pour la stigmatiser l’origine, la couleur de peau, la nationalité, l’ethnie, etc. Comme l’autre rapport consistant parmi les cinq, il propose une Histoire officielle réécrite pour mieux prendre en compte les migrations, les colonisations, l’esclavage, etc. En outre, il propose clairement de passer à un modèle éducatif, éducatif et linguistique multiculturel, ce qui constitue la rupture la plus nette d’avec les termes habituels du débat sur l’intégration en France.

 Cependant, alors que ces cinq rapports vont d’une trentaine à une centaine de pages, aucun n’a traité une question préalable qui, d’un simple point de vue logique, semble pourtant essentielle. S’intégrer, admettons : mais s’intégrer à quoi ?

 S'intégrer à quoi ?

 Pour que les immigrés – mais aussi les exclus nés en France – puissent s’intégrer harmonieusement à la communauté nationale, à la Cité, encore faut-il que nous soyons capables de définir à quoi il faut qu’ils s’intègrent.

 Les quelques mots-clés habituels invoqués en guise de réponse sont connus, et ce sont toujours les mêmes : République, pacte républicain, valeurs communes, langue, culture-histoire, droits de l’Homme, liberté-égalité-

 

fraternité. Cette réponse par agitation de mots-clés n’est cependant pas satisfaisante, parce qu’ils sont creux en eux-mêmes s’ils ne sont pas contextualisés.

 Histoire. Napoléon observait déjà que l’Histoire officielle est un mensonge que personne ne remet en question. En termes moins brutaux, disons simplement que l’Histoire officielle est une simplification abusive des faits constitutifs par accumulation de notre communauté d’aujourd’hui et qu’elle est régulièrement réécrite comme fiction collective officielle permettant de nous donner un récit commun de notre passé de communauté.

 Bref, connaître l’Histoire officielle, c’est avoir un mensonge commun en partage : par exemple, le mythe de Jeanne d’Arc, sous sa forme contemporaine de Vierge guerrière de la Nation française, est une fiction de fabrication très récente. Au demeurant, l’Histoire officielle ne nous sert qu’à marquer que nous sommes partie prenante de la communauté française, sans que nous ayons besoin de la comprendre : ainsi, nous savons tous que 1515, c’est la bataille de Marignan, mais quasiment personne en France ne sait pourquoi Marignan est une bataille importante dans notre histoire.

Bref, la connaissance de quelle Histoire de France doit-on avoir, et dans quelles proportions, pour remplir ce critère d’intégration ? Tant qu’à faire, ne serait-il pas temps de remettre à jour, au regard des progrès de l’histoire comme » discipline scientifique, un "roman national" qui n’a peu ou prou pas été réécrit depuis le XIXe siècle, époque à laquelle émergea par exemple un Vercingétorix jusqu'alors inconnu du patrimoine national ?

République, pacte républicain. Sans conteste possible, hormis peut-être une infime minorité aux convictions monarchistes maurassiennes, anarchistes, néonazies, etc., nous sommes tous d’accord pour adhérer à ces deux mots-clés. Cependant, République : qu’entendons-nous par là ? Res publica, "la chose publique", est une réponse satisfaisante pour les latinistes, mais pas comme concept opérationnel. Même chose pour le fameux "pacte républicain" : c’est doux à l’oreille, mais concrètement, que mettons-nous dans ce pacte, et où peut-on le consulter ?

Liberté. Entend-on par là la liberté des anarcho-individualistes, celle des libéraux économiques, ou encore l’approche capacitaire de Rawls faisant devoir à l’Etat de donner à chacun les moyens de choisir sa vie ?

Egalité. Entend-on par là l’égalité des chances des méritocrates, l’égalité des communistes, l’égalité pour ce qui concerne des droits spécifiques et listés comme l’entendent les libéraux ?

Fraternité. Entend-on par là la fraternité minimale façon Beveridge, prévoyant un filet de sécurité sociale minimale pour les plus humbles et seulement pour eux ? Entend-on par là la constitution de grandes entraides "assurantielles" à l’instar d mouvement mutualiste ? Entend-on par là une version laïcisée de la fraternité selon le christianisme contemporain, ou encore de la oumma musulmane ?

Langue. Sans vouloir être inutilement désagréable, envisage-t-on sérieusement d’ériger la langue comme critère d’intégration à la communauté française ? Si oui, au regard du souvenir qu nous avons tous des performances dans nos salles de classe lorsqu’avaient lieu les dictées, combien de millions de Français doit-on déchoir de leur nationalité pour ne pas maîtriser la langue française ? Au reste, de quelle langue parle-t-on ?

La langue française est une langue vivante, au contraire, par exemple, du latin (si l’on veut bien admettre que le Vatican a une population trop infime pour considérer qu’à lui seul il maintient le latin comme langue vivante). Nous devons donc accepter une fois pour toutes, notamment à l’Académie française, que la langue classique de Molière et de Corneille est du vieux français parlé parfaitement par un infime minorité comme d’autres se targuaient jadis de parler couramment le grec ancien.

 Donc, la langue française, qui peut, sans nul doute, être considérée comme vecteur d’intégration de chacun par sa maîtrise, doit être définie sous sa forme d'aujourd’hui, avec ses évolutions, ses transformations, normales pour une langue vivante. Cette langue française réelle, où trouve-t-on sa définition à jour, où peut-on la consulter ?

 À quoi intégrer ?

 En d’autres termes, avant même de se poser la question "comment intégrer", nous devons, collectivement, comme communauté française, comme Cité, nous poser ensemble la question "à quoi intégrer".

 De fait, sous l’écume des vagues de l’hystérisation du débat public, qui réduit ces questions à une polémique infantile de cour de récréation autour du "rapport sur l’intégration", il y a le débat sur l’identité nationale. Oui, c’est un débat que manifestement nous devons avoir. Oui, c’est un débat que Nicolas Sarkozy avait donc eu raison d’ouvrir.

 Non, l’organiser dans les préfectures n’était pas une bonne approche à l’époque, puisque cela a conduit à du noyautage systématique par des militants d’extrême droite plu ou moins névrosés de l’obsession identitaire. Oui, il faut rouvrir ce débat, mais cette fois en laissant la société civile – intellectuels, associations, ONG, etc. – s’en emparer elle-même, avec les médias, comme l’étymologie de leur nom l’indique, comme intermédiaires de ce débat.

 L’enjeu de l'harmonie de notre société est un sujet sérieux. Il s’agirait donc d’en débattre sérieusement point par point, et au-delà de mots-clés flous jetés comme des anathèmes ou des hochets à démagogie.

17-12-2013, Thomas Guénolé

Source : nouvelobs.com

 

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