vendredi 5 juillet 2024 02:24

picto infoCette revue de presse ne prétend pas à l'exhaustivité et ne reflète que des commentaires ou analyses parus dans la presse marocaine, internationale et autres publications, qui n'engagent en rien le CCME.

Mais pourquoi donc ces étrangers luttent-ils contre leur exclusion?

La France étant formellement un État de droit, la politique actuelle de l'immigration, pétrie de sélection pointilleuse, génère en retour une intense activité judiciaire, les étrangers tentant de faire valoir leurs droits contre les décisions de rejet de l'administration. Laquelle se plaint que cela lui coûte trop cher.

Tout le monde admet qu'historiquement la France n'a cessé de se construire avec l'apport de personnes, de familles, de groupes venus d'ailleurs. Et pourtant, la loi qui régit aujourd'hui les étrangers (Le Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, CESEDA) instrumentalise dans le moindre détail la vie des nouveaux venus, entravant ainsi leurs possibilités d'évolution sociale.

La loi prévoit des dizaines de titres de séjour différents selon le pays d'origine de la personne, son histoire personnelle, son statut du moment, sa situation de famille, etc.

Un enfant étranger vivant en France n'a pas besoin de titre de séjour; il est en séjour régulier. Arrivant à l'âge de la majorité, selon qu'il est né ici, ou né ailleurs, arrivé avant 11 ans, ou 13 ans, ou 16 ans, selon qu'il ou elle vit avec ses père et mère, ou avec un oncle, une tante, une grande soeur, n'aura pas le même droit au séjour que son voisin, que ses copains d'école, de lycée, même ceux qui étrangers comme elle ou lui.

Le jeune adulte, selon qu'il fait des études, ou qu'il suit une formation professionnelle, en alternance ou pas, ou qu'il a commencé à travailler, n'obtiendra pas le même droit au séjour, ou même se le verra refuser.

Quand il pourrait penser s'installer dans la vie, selon qu'il ou elle vit en famille, avec des enfants petits, ou bien déjà scolarisés, selon qu'elle ou il travaille en intérim ou avec un contrat, selon, là encore, son pays d'origine, selon qu'il ou elle, ou l'un de ses enfants, est affecté d'une maladie grave, elle ou il n'aura pas le même droit au séjour que sa voisine, son voisin.

Et après une vie de dur travail d'immigré, il ou elle n'est pas sûr d'obtenir un titre de séjour qui lui assure une vie tranquille, ni même de toucher la pension de retraite pour laquelle elle ou il a cotisé pendant des années.

Les dizaines de catégories de titres de séjour ont un seul point commun : leur durée de validité de douze mois. Chaque année la demande de renouvellement donne lieu à une nouvelle investigation, avec un risque de refus toujours présent. Une fabrique de précarité et de fragilisation de la vie des gens. Ce n'est qu'à partir de cinq de ces renouvellements - ou un peu moins selon la nationalité - que l'étranger pourra espérer toucher le gros lot: la carte de résident, valable 10 ans. Une attribution qui n'est d'ailleurs pas automatique, mais qui reste soumise à des conditions de revenus et de logement, entre autres ; les plus pauvres restent voués à la précarité administrative.

Du fait de la complexité des règles de régularisation et de l'étroitesse des profils définis par la loi et les instructions ministérielles, le premier titre de séjour est lui-même obtenu après une longue course d'obstacles, faite de demandes infructueuses et de recours devant la justice administrative. Le divorce est presque total entre

- le point de vue des migrants, qui ont choisi la France pour des raisons assez fortes pour accepter d'endurer une vie de pauvreté et d'angoisse jusqu'à la régularisation, fût-ce après dix ans et plus ;

- les préconisations de la loi qui, de révision en révision, durcit les conditions d'accès au droit au séjour tout en distendant de plus en plus son semblant de lien avec les droits de l'homme ;

- la logique politique, mélange de prétendue prospective économique, de populisme et de communication ;

- la recherche d'efficacité des administrations, dans un souci de bon usage des deniers publics.

Dans un rapport de septembre 2013, l'Inspection générale de l'administration étudie divers postes de dépense du ministère de l'Intérieur ; entre autres, le contentieux des étrangers, c'est-à-dire ce que coûte à l'État la résistance à ses décisions de rejet que les étrangers exercent devant les tribunaux. Voir ici, pp 41-54 oulà.

Ce contentieux résulte précisément de l'incompatibilité entre tous ces points de vue. De quoi est-il fait?

Les demandeurs d'asile sollicitent l'OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides), qui n'accorde la qualité de réfugié qu'à environ 10% des demandeurs (voir par exemple ici. Mais la CNDA (Cour nationale du droit d'asile), devant laquelle on peut contester le refus de l'OFPRA, en repêche autant. Donc, la plupart des personnes refusées par l'OFPRA activent ce premier contentieux. Ensuite, une partie des 80% restants (plusieurs dizaines de milliers par an) se voient signifier par le préfet une obligation de quitter le territoire (OQTF), selon la logique: "tu as tenté ta chance, tu as perdu, tu repars vers le pays que tu as fui". Bien sûr, contrairement aux dires du ministre de l'Intérieur, la plupart de ces gens ne sont pas des "faux demandeurs d'asile", et ils ne peuvent pas envisager de repartir. Ils contestent donc la décision devant le tribunal administratif - deuxième contentieux. Si leur recours échoue, ils peuvent faire appel - troisième contentieux - et, en cas de nouvel échec, il reste de Conseil d'État - quatrième contentieux, plus rarement tenté, bien que l'on connaisse des cas de victoire du demandeur à ce niveau.

Pour ceux qui vivent ici sans titre de séjour, avec des demandes de régularisation répétées en vain, ou quand le renouvellement du titre de séjour est refusé, ou encore en cas de tentative d'expulsion, on part de la case OQTF, puis le circuit contentieux est le même. Avec seulement 30000 régularisations par an, ce sont de nouveau des dizaines de milliers de refus qui vont provoquer une importante activité de la justice administrative. Les requérants étant démunis de ressources suffisantes, faute d'autorisation de travail, les avocats qui les assistent sont pour une grande part payés par l'aide juridictionnelle.

D'après le rapport cité, en 2012 le coût de ce contentieux pour l'administration a été de 16 millions d'euros, répartis entre honoraires juridiques (7 M€) et indemnités et autres pénalités (9 M€). Son augmentation a été de 25% en trois ans (2009-2012)! Les départements de Paris et de Seine-Saint-Denis représentent à eux deux un tiers des dépenses. Parmi les huit les plus dépensiers, on retrouve les autres départements d'Île de France (Yvelines, Hauts-de-Seine, Val-de-Marne et Val-d'Oise), le Rhône et... le Loiret.

Les rapporteurs font de nombreuses remarques sur des faiblesses d'organisation qui seraient à corriger pour plus d'efficacité, mais ils insistent lourdement sur le rôle des avocats qui assistent les étrangers, coupables à leurs yeux d'occasionner trop de frais pour l'administration:

- "La juridictionnalisation du droit des étrangers fragilise l'activité des préfectures". C'est bien ennuyeux, tout de même, que les étrangers aient des droits et qu'ils s'efforcent de les faire valoir.

- "Les avocats développent en permanence de nouvelles stratégies juridictionnelles. (...) Ils testent régulièrement de nouveaux moyens, qui obtiennent parfois la faveur du juge de première instance, générant pendant plusieurs mois une masse de contentieux, difficiles à gérer pour les préfectures, à la fois sur le plan de la charge de travail et de la doctrine juridique. Après quelques mois de contentieux perdus, les préfectures s'adaptent à ces nouveaux moyens, parfois le juge d'appel met fin à la jurisprudence de première instance, et l'effet de mode prend fin". Ah, ces avocats, si enventifs dans la défense leurs clients, quels gêneurs!

- "Faute de moyens suffisants, les préfectures arrivent difficilement à suivre l'explosion du contentieux. Face à une contestation de plus en plus systématique des décisions du préfet, même si ces dernières sont juridiquement robustes et finissent par être confirmées par le juge, les préfectures doivent dédier des moyens supplémentaires à la défense juridictionnelle, ce qui est préjudiciable au reste de leur activité". La pression croissante des refus de séjour opposés par ces mêmes préfets amène les demandeurs à utiliser tous les moyens légaux à leur portée. Parler de la robustesse juridique des décisions de préfets, c'est faire semblant d'oublier la latitude d'interprétation qui leur est reconnue par la loi même.

- "En matière de contentieux des étrangers, les préfectures cumulent plusieurs difficultés spécifiques : des moyens humains en réduction alors qu'il faut face à une activité en fort développement". En ce qui concerne les étrangers, c'est bien la multiplication des refus de titre de séjour qui génère mécaniquement l'augmentation du contentieux.

- "Des avocats spécialisés dans le droit des étrangers dont les relations avec les préfectures sont difficiles, un juge administratif insuffisamment sensibilisé aux conséquences de ses décisions sur les finances publiques.". L'indépendance de la justice, les droits de la défense seraient-ils des gros mots pour l'administration?

Laissons le dernier mot aux inspecteurs: "Derrière l'objectif de maîtrise des dépenses de contentieux des étrangers, un objectif stratégique se fait jour : celui de l'effectivité de la politique d'immigration décidée par le Gouvernement".

15 JANVIER 2014, Martine et Jean-Claude Vernier

Source : Médiapart

Google+ Google+