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La nouvelle condition de «l’homme-frontière»

Pour l'anthropologue Michel Agier, les nouvelles conditions de migration transforment les lieux de frontières en lieux de vie et font naître une nouvelle condition : celle de «l'homme-frontière».

Nous sommes entrés dans l’ère de la mondialisation humaine et pourtant, tout est plus difficile pour les migrants. Aujourd’hui, les restrictions de la plupart des pays riches contre le déplacement des gens venant des pays plus pauvres − où les crises économiques, écologiques ou politiques rendent la vie des personnes et de leur famille très difficile sinon impossible, et la migration nécessaire ou même vitale − édifient des murs à la place des frontières. Murs en béton de trois ou cinq mètres de haut, grillages, barbelés, surveillance vidéo, contrôles électroniques et, de plus en plus, biométriques, contrôles policiers «au faciès» à la sortie des avions ou des navires, etc.

Ceux qui restent empêchés de passer les frontières commencent à vivre entre deux mondes, celui qu’ils ont quitté et celui où ils essaient d’aller. Tel est le paradoxe : la frontière est le lieu d’une reconnaissance mutuelle et d’une relation entre soi et les autres parce qu’elle est un lieu de passage et d’échanges. Là, le mur est donc le contraire de la frontière. Pourtant, la profusion des murs fait s’agrandir l’espace de la frontière : des camps et des campements, des zones de transit, des quartiers-ghettos, mais aussi les déserts du Sahara ou de l’Arizona, les forêts du nord du Maroc et des environs de Calais, ou toute la mer Méditerranée, deviennent des espaces-frontières toujours plus grands. L’incertitude sur l’avenir y est totale.

Une nouvelle condition, celle de l’homme-frontière («homme» au sens générique, c’est-à-dire, en fait, homme ou femme-frontière), s’y développe. Qu’il soit errant, métèque ou paria, il fait, en tant que migrant, l’expérience du monde et de l’altérité (découvrir de nouveaux «autres»), mais cette expérience reste entravée, ou plutôt stoppée et ainsi transformée sur le lieu même de la frontière. C’est ainsi que les lieux-frontières s’élargissent et durent plus longtemps. On peut généraliser cette condition à toutes les situations d’incertitude, qui oscillent entre la mise à l’écart et la possibilité d’une relation.

C’est pourquoi il est important de se décentrer, non plus pour aller vers d’autres mondes à la recherche d’autres «identités» supposées, ethniques ou nationales, mais pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui et parfois «tout près de chez vous» dans ces espaces, moments et situations de frontière où l’autre commence à exister comme autre sous les traits de ce que nous appelons l’étranger.

1 avril 2014,  Michel AGIER 

Source : Libération

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