Au Canada, une personne sur cinq est née à l’étranger, une proportion plus élevée que dans n’importe quel autre pays du G8. Grâce à ces chiffres, ce pays s’est bâti l’image d’une terre d’accueil et de tolérance. Le multiculturalisme, dont Ottawa a fait une politique officielle en 1971, continuait, il y a encore peu, de définir le rêve canadien. Une société apaisée devait s’épanouir grâce à un droit à la différence. La seule exigence faite aux nouveaux arrivants était d’ordre économique, ils devaient participer à la prospérité nationale par leur travail. Mais la campagne en vue des élections générales du 19 octobre semble acter la transformation du Canada, qui se campait hier en chantre de la diversité et qui est plus enclin aujourd’hui à considérer l’étranger avec méfiance.
Le vote se prépare dans une atmosphère encore marquée par l’attaque terroriste survenue il y a un an à Ottawa. Un homme est alors entré fusil à la main dans le Parlement, après avoir tué un soldat en faction à proximité. Le premier ministre sortant, le conservateur Stephen Harper, a fait adopter au printemps une loi antiterrorisme des plus dures, bien plus ferme et floue que celle ratifiée en France à la même époque. Le texte vient s’ajouter aux mesures prises par Ottawa en 2014, qui autorisent la déchéance de nationalité. Seuls les Canadiens binationaux peuvent être visés par cette révocation, qui peut intervenir sur simple décision du ministre de la citoyenneté et de l’immigration.
Débats autour du port du voile intégral Ces dispositions contestables, adoptées dans la précipitation, ont de nouveau été débattues lors d’un récent débat télévisé. Sans surprise, Stephen Harper s’est posé en garant de la sécurité nationale contre le laxisme de ses adversaires, tandis que l’opposition lui reprochait d’avoir créé deux catégories de citoyens. Cette passe d’armes est restée sans lendemain, signe que, même dans ce pays où les binationaux sont aussi nombreux, la sécurité prime désormais. Les enjeux symboliques soulèvent des échanges plus soutenus, notamment lorsqu’il est question du niqab. Le 15 septembre, la justice invalidait une directive gouvernementale interdisant le port du voile lors de la cérémonie du serment de citoyenneté à laquelle prend part tout nouveau Canadien. La question s’est invitée dans la campagne et a causé des dissensions au sein de certaines formations politiques. Ce fut notamment le cas pour le Parti libéral (centre droit) et le Parti néodémocrate (centre gauche). Les chefs de ces deux partis s’opposent à l’interdiction du voile, mais ont vu certains de leurs candidats locaux prendre la position inverse. Des sondages d’opinion ont ensuite démontré que l’immense majorité des Canadiens souhaitent l’interdiction du port du voile intégral lors de cette cérémonie. Stephen Harper envisage même maintenant de la faire adopter pour obliger les fonctionnaires de l’Etat fédéral à travailler à visage découvert. Le Canada anglais, qui avait coutume de considérer avec dédain ce type de débats en France ou au Québec, semble prêt à fixer des limites à la tolérance religieuse. La photo d’Aylan : une prise de conscience Enfin, un troisième événement a rendu apparente une chose qui était jusque-là restée inaperçue. A travers le monde, la photo du petit Syrien Aylan Kurdi, trouvé mort noyé au début du mois de septembre sur une plage turque, a été l’occasion d’une prise de conscience en faveur des réfugiés syriens. Au Canada, cette émotion a d’autant plus été ressentie que sa famille aurait eu pour projet de rejoindre une parente installée à Vancouver. Mais l’affaire a aussi été l’occasion de mesurer à quel point le pays n’était plus à la hauteur de sa réputation de bienveillance envers les réfugiés. Après la publication de cette photo, le premier ministre, Stephen Harper, a tenté de rassurer ses électeurs en affirmant que le Canada était bien l’un des pays les plus généreux en la matière. Hélas, il n’en est rien, comme lui ont rappelé différents commentateurs et diverses organisations de la société civile. Depuis 2010, le Canada est passé de la cinquième à la quinzième place dans le classement des pays industrialisés recevant le plus de réfugiés. En outre, l’accueil de ces personnes se fait dans une très large mesure sur la base d’une procédure dite de parrainage, qui externalise la solidarité. En vertu de ce programme, ce n’est plus l’Etat qui assure l’accueil des demandeurs d’asile, mais des particuliers ou des associations qui s’engagent à accompagner les réfugiés dans leurs démarches avant leur arrivée au Canada et à les aider à s’y installer une fois qu’ils sont arrivés en Amérique du Nord. A ce titre, les parrains doivent soutenir financièrement les personnes qu’ils assistent. Près de 75 % des 2 300 Syriens accueillis par le Canada depuis janvier 2014 l’ont été en vertu de cette procédure. Ces trois affaires n’ont pas eu un égal retentissement dans la campagne. C’est le niqab qui a le plus pesé sur les sondages, au profit des deux partis se montrant les plus intransigeants, le Parti conservateur et le Bloc québécois (indépendantiste). Jadis davantage préservée, la politique d’accueil s’est politisée au Canada et soulève des tensions que le pays croyait ne pas devoir connaître. Cette tendance n’est pas strictement imputable à Stephen Harper, mais cette politisation de l’immigration souligne le basculement du pays du multiculturalisme. Ce changement de doctrine passe aussi par le renforcement de l’inflexion économique de la politique migratoire canadienne. Ottawa accorde de manière de plus en plus parcimonieuse le statut de résident permanent. Le pays accueille maintenant davantage de travailleurs invités, en accord avec des sociétés privées, sans possibilité d’un séjour dépassant les quatre ans. Le Canada referme ainsi une porte que l’on croyait grande ouverte.
13 octobre 2015, Marc-Olivier Bherer
Source : Le Monde