"La France faisait naguère envie, elle fait maintenant pitié": celui qui assène ce verdict sans appel contre un pays menacé par le "multiculturalisme" au risque de se "désintégrer" est le philosophe Alain Finkielkraut, l'un des intellectuels les plus courus de l'hexagone.
Sa réputation ne dépasse guère les frontières, pas plus que celle de son collègue Michel Onfray, soupçonné comme lui de faire le jeu de l'extrême droite par sa défense de la "France qui souffre", abandonnée par "la gauche libérale" au pouvoir au profit des "minorités" sexuelles ou religieuses.
Mais en cet automne 2015, tous deux se partagent plateaux de télévision ou couvertures de magazines, illustrant un paysage intellectuel français inquiet de l'avenir et replié sur lui-même quand autrefois les "intellectuels engagés", Jean-Paul Sartre ou Michel Foucault, prétendaient parler au monde.
L'un et l'autre ont dénoncé les réactions émotionnelles à la photo du petit Aylan, cet enfant noyé en Méditerranée le 2 septembre, qui ont contribué à la prise de conscience en Europe du drame des réfugiés syriens mais ont, selon eux, fait oublier les conséquences d'un accueil massif dans des pays fragilisés par la crise.
"Les Français se disent que si l'intégration est en panne, l'actuel déferlement migratoire ne fera qu'aggraver les tensions... Ce n'est pas la xénophobie qui parle, c'est le sens commun", a affirmé Alain Finkielkraut dans Le Figaro Magazine.
"Une photo peut être une manipulation", a renchéri Michel Onfray. Et sur la chaîne BFMTV, il a qualifié de "criminelle" l'intervention française en Libye à l'origine selon lui de l'afflux de réfugiés et de la mort de l'enfant.
Auteur de nombreux ouvrages dont "La défaite de la pensée" et "L'identité malheureuse", chroniqueur régulier, Alain Finkielkraut, 66 ans, juif laïc qui a commencé son parcours chez les maoïstes, vient d'entrer à l'Académie française. Il dénonce depuis des années "l'illusion du multiculturalisme", "l'échec" de l'intégration à la française et la montée de l'antisémitisme chez les jeunes musulmans, des thèmes en vogue au Front National, le parti d'extrême droite de Marine Le Pen.
Michel Onfray, 56 ans, auteur à succès d'un "Traité d'athéologie", d'un ouvrage polémique sur Freud ("Le crépuscule d'une idole") et fondateur d'une "université populaire" ouverte à tous, se réclame, lui, d'une philosophie libertaire.
Invité récemment d'une émission, il a pris la défense du "peuple +old school+" (vieille école), dont il est issu, la "France oubliée" à laquelle s'adresse Marine Le Pen. "Je lui en veux moins à elle qu'à ceux qui la rendent possible", a-t-il déclaré dans le quotidien Le Figaro.
'Nébuleuse'
Observateur affectueux et critique de la vie intellectuelle française dans son livre intitulé "Ce pays qui aime les idées, histoire d'une passion française", l'universitaire britannique Sudhir Hazareesingh souligne le contraste de ces prises de position avec celles des intellectuels engagés des années 1970, qui s'étaient mobilisés en faveur de l'accueil des "boat people" vietnamiens.
"Souvent en France, depuis l'Affaire Dreyfus, les intellectuels ont été en pointe, fût-ce à contre-courant de l'opinion", souligne-t-il à l'AFP. "Les intellectuels de gauche croyaient au progrès, en un monde meilleur".
"Aujourd'hui, la nouvelle configuration idéologique, c'est une espèce de pensée du repli, l'idée d'une France en déclin", dit-il, évoquant aussi Michel Houellebecq, dont le dernier roman "Soumission" imagine la France dirigée par un président islamiste, ou le pamphlétaire Eric Zemmour, auteur du "Suicide français".
"Cette nébuleuse n'est pas représentative du paysage intellectuel français dans toute sa richesse et sa diversité", mais "il n'y a pas en face un ensemble d'idées aussi cohérent" et "pour le moment personne ne leur donne vraiment la réplique", estime-t-il.
"Pourquoi le débat intellectuel penche-t-il à droite?", s'interrogeait mardi le quotidien Le Monde, évoquant un "pessimisme culturel et une conception défensive et nostalgique d'une France perdue".
Une vision sombre de l'avenir, liée aux menaces de guerre, à la crise économique et à la possible catastrophe écologiste, n'est cependant pas le fait des seuls "déclinistes". Le sociologue Edgar Morin, 94 ans et l'un des dernier survivants des intellectuels universalistes d'autrefois, a estimé samedi que "les probabilités (quant à l'avenir) sont tout à fait désastreuses", mais qu'il faut "croire à l'improbable".
"Il y a une chance", "mais cette chance dépend de la prise de conscience qu'on va vers la catastrophe", a-t-il insisté mardi dans le quotidien communiste L'Humanité.
15 oct. 2014,Martine NOUAILLE
Source : AFP