vendredi 5 juillet 2024 02:17

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France : la banlieue tout à son honneur

Qu'ils habitent en Seine-Saint-Denis ou dans les quartiers Nord de Marseille, tous partagent une même valeur : la dignité. Elle se perd souvent, se retrouve parfois, mais reste toujours primordiale.

 

Vendredi 3 mai, Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Le quartier Delaunay-Belleville, une résidence paisible de 250 logements, est sous le choc. Lionel, 16 ans, est à terre, inanimé, une plaie saignante à la tempe. Il ne se relèvera plus. Quelques jours plus tard, Rayane (1), 17 ans, se rend au commissariat de Bobigny. Il explique aux policiers qu'il n'avait nullement l'intention de tuer Lionel, qu'il voulait donner une leçon à celui dont il pensait qu'il avait sali l'honneur de sa sœur et de sa famille. Peu auparavant, une vidéo montrant la sœur de Rayane dans des postures équivoques a circulé sur le Net. Elle n'y aurait pas atterri par hasard. Une rumeur infondée attribue sa mise en ligne à Lionel.

Trois mois ont passé depuis la mort du jeune homme. L'enquête se poursuit. Rayane n'était pas seul ce jour-là. Ils étaient au minimum trois autour de la victime. Tous ces garçons se connaissent depuis le bac à sable. Bally Bagayoko, 38 ans, élu dionysien de la jeunesse, aussi. Il rentre de son footing, s'installe dans une brasserie et commande un indien. Bally connaît bien les deux familles, avec qui il est «souvent» en lien depuis le drame. Elles refusent de parler aux médias. Pas prêtes. D'un côté, celle de Lionel. L'unique frère se sent «responsable» parce qu'il n'était pas présent lorsque son cadet a crié à l'aide. Lionel avait déjà eu affaire à ses agresseurs pour d'autres futilités. «Personne n'avait imaginé un tel scénario.» Les parents, eux, attendent le jugement. «Ils auront fait leur deuil lorsque le verdict sera tombé et qu'ils connaîtront la vérité.» Bagayoko redoute ce moment : «Ils ont perdu un enfant de 16 ans, c'est grave et douloureux. La peine ne peut pas être à la hauteur, et ça sera problématique... On essaie de les préparer au jugement.»

«Tu laves l'affront par le sang»

De l'autre côté, la famille de Rayane. La sœur qui est sur cette fameuse vidéo est de retour au quartier, après l'avoir quitté un petit moment. «Elle le vit très mal, elle se morfond, comme toute la famille. Ils n'ont rien demandé. Si laver l'honneur, c'est une maman en dépression, qui se cache et ne sort plus de chez elle, et un père qui fait une demande de déménagement... Quand on parle d'honneur, la famille doit ressortir plus grande. Là, c'est tout le contraire.» Aux yeux de l'élu, les familles ne sont pas si différentes : «Elles ont toujours été tranquilles, discrètes et pieuses. Aujourd'hui, elles ne sont pas dans la vengeance, elles sont anéanties.» Comme tout le quartier, la mort de Lionel le dépasse. Bally Bagayoko cherche des réponses face à une jeunesse qui est «dans un autre monde» et ne connaît plus le «sens» de la vie : «L'honneur, ce n'est pas de tomber à plusieurs sur un mec pour une rumeur ou un regard de travers. C'est de ne pas se faire remarquer pour les mauvaises raisons, réussir à l'école, avoir un travail et, surtout, s'accrocher à l'héritage de ses parents.»

Dans les quartiers populaires, l'honneur est souvent basé sur la réputation. Amar Henni, 51 ans, est anthropologue. Il a écrit une thèse sur l'honneur après trois ans de travail. «L'honneur est la seule chose qu'on ne peut pas enlever aux habitants de ces quartiers. C'est la seule chose qui reste. Si on te retire ça, tu n'existes plus.» La manière de «réparer» un honneur perdu ou bafoué, chez les jeunes, est différente. D'un côté, les garçons : «Si la réputation est mise en cause, tu laves souvent l'affront par le sang. Et quelqu'un qui gagne en honneur gagne en autorité.» Amar ajoute : «Le vrai problème, c'est le manque d'éducateurs, de repères avec des adultes.» De l'autre côté, les filles «vont rarement à l'affrontement, elles tentent de réparer les choses».

Un tribut au paternel

A un peu moins de 800 kilomètres de Saint-Denis, le soleil cogne sur les quartiers Nord de Marseille (Bouches-du-Rhône). Shéhérazade ben Messaoud, 49 ans, directrice de l'association Made (Marseille en action pour le développement et l'échange), s'installe sous les parasols à l'entrée d'un fast-food. Mère de deux enfants, elle a créé son association dans le quartier de son enfance, Bassens, en 1998. Elle a toujours eu la fibre sociale. Son objectif : «Vivre mieux, travailler avec les gens de la cité sur le social, l'identité, la mémoire et l'intégration.» Une blessure, neuf ans plus tôt, l'a guidée jusqu'à la création de Made. Comme un tribut à son paternel, sa façon à elle de reconquérir l'honneur perdu de son daron. «Mon père a été licencié en 1989 pour motif économique, après quatorze ans de services. Pour lui, c'était sa place d'homme, de père, sa dignité qu'on lui arrachait. Et quand tu enlèves tout ça, il ne reste plus rien. C'est la première fois de sa vie qu'il se retrouvait sans travail. Ce jour-là, c'est comme si on m'avait annoncé sa mort.»

L'aînée le rassure comme elle peut pour essayer de sauver ce qui doit l'être : «Je lui disais toujours : "Papa, ils t'ont viré parce que tu n'as pas ta langue dans ta poche et que tu étais craint par tes employeurs."» Mohamed ben Messaoud, qui a quitté son Algérie natale pour atterrir à Marseille, à la cité Bassens, en 1959, à l'âge de 18 ans, accuse le coup. Le chef de file d'une fratrie de onze était comme un phare dans le quartier : «C'était le gardien d'immeuble et le président du comité de locataires. Les habitants venaient sonner à la porte à toute heure du jour et de la nuit pour toutes sortes de raisons.» Shéhérazade ajoute, toute fière : «C'était un super-héros avec une cape invisible.» A la maison, le père était de plus en plus nerveux et sa femme n'arrangeait pas les choses. «Ma mère lui répétait toujours qu'il avait été viré à cause de sa grande gueule et qu'il ne savait pas rester à sa place. C'était la première fois qu'elle pouvait lui rentrer dedans. Elle ne l'a pas raté.» Shéhérazade essaie de le «maintenir en vie» à travers les assos qu'elle fréquente : «On allait aux réunions. Dans ce mouvement citoyen, il reprenait la parole. Il regagnait la hargne (sic). Parce que mon père, lorsqu'il parle, c'est un poète du social.»

Après deux ans de chômage, Ben Messaoud repique au gratin : «Il se levait à 5 heures et demie du matin, je n'arrivais pas à l'accepter. De savoir qu'il était avec l'aspirateur, en train de faire les lits dans un hôtel... Mais bon, on le voyait revenir dans la vie, et c'était ça le plus important.» D'autres choses ne passent pas aux yeux des enfants. En 1995, leur père quitte l'hôtel pour travailler dans la maçonnerie. «Quand on l'a revu avec un bleu de travail, c'était un retour en arrière. Lui, le gardien d'immeuble, avec un bureau, un téléphone... Il voulait nous prouver qu'il était encore un homme.» Un homme qui revient de loin, quand elle repense aux paroles du paternel, après son licenciement : «Maintenant, je n'ai plus qu'à attendre de mourir.» Ben Messaoud n'est pas mort. Il a même regagné sa place dans le quartier qu'il n'a jamais quitté : les gens font appel à lui, même s'il n'est plus le gardien. Il est toujours resté président du comité des locataires de Bassens. Le mois dernier, il était en réunion avec les logeurs, ceux-là mêmes qui l'ont viré. Shéhérazade était présente : «Il avait le torse bombé, le regard fort, et il rigolait avec ceux qui nous ont fait tant de mal, ceux qui ont pris sa dignité. Ça a été long, mais on a réussi à la lui rendre.»

De l'autre côté de la ville, près de la calanque de Sormiou, la cité de la Cayolle. Verre de thé à la main, Kaddour s'affale sur son canapé. Il récupère d'un après-midi à la plage de la Pointe rouge. La maison est animée. Ses petits-enfants viennent de rentrer de l'école, galopent un peu partout, du salon à la terrasse de l'appartement, situé au rez-de-chaussée. Lui ne bouge pas. Tranquille. L'ancien maçon, en arrêt maladie depuis un accident de travail, prend son temps. «J'ai eu une vie dure, mais une bonne vie. J'ai sacrifié mon existence pour celle de mes huit enfants. J'ai tout donné pour ne jamais perdre notre dignité. Malgré le peu de moyens, ils étaient dans une école privée et ils ont tous fait du sport.» La veille, il a fêté son cinquante-huitième anniversaire autour d'un barbecue avec sa femme et ses enfants. Kaddour aime avoir tout son monde autour de lui : «C'est très important de rester soudés. Mais parfois tu construis ta famille, tu fais tout pour rester bien, et un seul de tes enfants peut tout détruire», dit-il, presque neutre.

Son troisième fils, Aïssa, 26 ans, manque à l'appel. Il est incarcéré aux Baumettes depuis deux ans pour vol à main armée avec violence. Il attend toujours d'être jugé. Une semaine avant son arrestation, Kaddour l'avait convoqué pour lui parler : «J'avais un mauvais pressentiment, je voyais bien qu'il glissait. Je sentais qu'un truc pas terrible allait arriver. Il ne m'a pas écouté. Sa mère et sa femme m'ont dit de ne pas m'inquiéter, que je me faisais du souci pour rien.» Les deux, assises près de lui, ne bronchent pas. Il enchaîne : «Dans la vie, tout le monde fait des bêtises. Moi, le premier. Plus jeune, j'ai fait des conneries, j'ai brûlé la vie, mais à un moment j'ai coupé avec les amis pour fonder ma famille. Il aurait dû rester sérieux et s'occuper de ses trois enfants.»

«Beaucoup de pudeur»

Le père ne pleure pas sur le sort de son fils : «Aujourd'hui, il paie pour ce qu'il a fait, c'est normal.» Mais le rejeton a droit à la double peine. «Je vais pas au parloir, je ne peux pas. Il faut qu'il comprenne sa faute. Je sais qu'il regrette et qu'il repense à notre discussion. La seule chose que je souhaite, c'est qu'il sorte plus grand de cette épreuve, qui n'est facile pour personne.» A sa droite, sa femme, Malika, qui partage sa vie depuis trente-quatre ans, le taquine. «Kaddour, c'est un vrai papa poule. Il a toujours eu peur pour ses enfants, il les a toujours protégés.» Comme le reste de la fratrie, Kaddour se moque des jugements d'où qu'ils viennent et des regards alentour. Leur ego est ailleurs : «Je les laisse parler, critiquer.» Le père jette un coup d'œil pour être sûr de ne pas être entendu, baisse la voix d'une octave : «Je ne l'ai jamais dit à mes enfants, mais je les aime. Ils le savent tous. Chez nous, on ne se dit pas ces choses-là.»

Dans ces mondes parallèles, on cohabite sans toujours s'entendre sur le sens des mots. L'honneur s'y perd parfois, se défile souvent, se regagne de temps à autre. Amar Henni l'explique avec ses mots : «L'honneur se présente sous plusieurs formes : la dignité, la réputation, l'humiliation, la fierté... Mais tu peux pas le mettre en exergue. Personne n'en parle, mais il est toujours présent. C'est un truc avec beaucoup de pudeur, un peu comme l'amour.»

13/9/2013, Rachid LAÏRECHE

Source : Libération

 

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