Historique berceau d’immigration européenne, l’Argentine voit arriver de plus en plus d’Africains sur ses terres, au premier rang desquels des Sénégalais, venus « faire fortune » dans un pays qui leur était encore inconnu il y a une vingtaine d’années.
Un dimanche, à deux pas du Once, un quartier populaire et cosmopolite du centre de Buenos Aires. Un petit groupe de Sénégalais est réuni face au téléviseur d’un kiosco pour suivre le match décisif du club de football de River Plate, sur le point d’être sacré champion d’Argentine. D’habitude tenus par des autochtones, les kioscos sont ces commerces typiquement argentins, entre le bureau de tabac et le bazar. Mais ici, l'espagnol se mêle au wolof - la langue de la moitié des Sénégalais - dans les conversations. Le gérant, Buba Thiam, est un Dakarois de 44 ans qui vit en Argentine depuis 1996. Comme presque tous ses compatriotes, Buba a longtemps été vendeur « à la sauvette », jusqu’à ce qu’il réunisse assez d’argent, il y a cinq ans, pour louer ce local. « On a davantage de frais que dans la vente ambulante, mais on gagne plus », résume-t-il.
« Si River est champion, ça ne va pas plaire à Buba, taquine Mouhamed, un des jeunes clients sénégalais. Lui, est supporter de Boca », l’ennemi juré de River Plate. Assis derrière son présentoir, Buba ne vacille pas face aux railleries de son compatriote et préfère se concentrer sur le va-et-vient de sa clientèle. Entre la vente d’un paquet de cigarettes, d’une bouteille de soda et une recharge de crédit téléphonique, il se rappelle ses premières heures difficiles sur sa terre d’accueil. « Au début, je ne connaissais personne, raconte-t-il. Petit à petit, d’autres compatriotes sont venus. À leur contact, j’ai pu maintenir le lien avec ma terre d’origine. »
Parmi les migrants sénégalais qui viennent « faire fortune » en Argentine, la plupart sont des hommes, ayant entre 20 et 40 ans. A leur arrivée, la réalité économique s’avère moins idyllique que prévu, à cause notamment du coût élevé de la vie et de l’inflation galopante (plus de 25% par an, selon les agences privées). La dévaluation chronique du peso argentin rend les transferts d’argent plus coûteux. « Avant je déboursais 300 pesos pour envoyer 100 dollars, aujourd’hui il m’en faut 1300 pour la même somme », constate Arfang Diedhiou, Dakarois de 32 ans. Cet ancien vendeur ambulant a pu, il y a quelques mois, louer un stand de prêt-à-porter dans une galerie de Constitución, la plus importante gare ferroviaire du sud populaire de la capitale.
2500 Sénégalais en Argentine
Dans les années 1990, les premiers Sénégalais qui foulaient le territoire argentin n’envisageait pas forcément de s’y installer. Buba Thiam, par exemple, pensait remonter jusqu’aux Etats-Unis. « Je ne connaissais rien de l’Argentine, raconte-t-il. Je croyais même qu’on y parlait anglais ! »
Mais, depuis le milieu des années 2000, les nouveaux venus à Buenos Aires s’intègrent rapidement, grâce à une communauté sénégalaise désormais bien établie et solidaire. « Dans la première pension où j’ai vécu, tous les Sénégalais donnaient de leur poche pour que le nouvel arrivant puisse vendre dans la rue, explique Dem Mamadou, 28 ans et originaire de Thiès, une ville située à 70km à l’est de Dakar. Pendant plusieurs semaines, on ne payait ni logement ni nourriture, jusqu’à ce que la situation s’améliore. »
Découragés par les règles migratoires restrictives de l’Europe, les Sénégalais ont peu à peu gagné l’Argentine, et représentent aujourd’hui une communauté d’approximativement 2500 membres, selon Mustafa Sene, président de l’Association des résidents sénégalais en Argentine (ARSA). Créée en 2007 afin de pallier l’absence de services consulaires, l’ARSA œuvre à la régularisation des nouveaux arrivants. Une grande partie d’entre eux atterrit au Brésil, avec un visa touristique obtenu à l’ambassade de Dakar. Ils traversent ensuite la frontière au nord de l’Argentine, en profitant de la « porosité des frontières », selon les termes de Marta Maffia, chercheuse au CONICET (le CNRS argentin).
Le 3 janvier 2013, la direction nationale des migrations (DNM) argentine a accordé une amnistie aux Sénégalais illégaux. Au mois de juin de la même année, la quasi-totalité des ressortissants présents sur le territoire s’est vue attribuer un titre de séjour, d’un an et renouvelable. « Une victoire historique », selon l’ARSA, qui y voit comme un grand pas vers « la reconnaissance de la présence sénégalaise en Argentine ».
Cette nouvelle immigration africaine - en majorité du Sénégal- n’est pas une première en terres gauchas. « La présence d’Africains sur le territoire argentin date des XVIIe et XVIIIe siècles avec l’arrivée d’esclaves et, a posteriori, avec la migration capverdienne des XIXe et XXe siècles », souligne Gisèle Kleidermacher, qui termine une thèse en sciences sociales à l’Université de Buenos Aires.
Au cours du XIXe siècle, des milliers d’Afro-Argentins, esclaves affranchis, ont été envoyés au front, en première ligne, lors des multiples guerres, notamment celle d’indépendance (1810-1825). « La mort massive d’Africains et d’Afro-Américains qui formaient les rangs de l’Armée des Andes s’est répétée dans la campagne du Chili, du Pérou et de l’Equateur. Entre 1816 et 1823, parmi les 2500 soldats noirs qui ont participé à la traversée des Andes, seuls 143 furent rapatriés vivants », selon Miriam Victoria Gomes, professeur de littérature latino-américaine à Buenos Aires et de l’Union des femmes descendantes d'Africains d'Argentine.
Des fables de La Fontaine à la vente ambulante
Dans le quartier Once, zone commerciale qui grouille de monde, Faye scrute le flux des passants. Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, ce jeune vendeur ambulant de 28 ans place des bijoux de pacotille, quelques ceintures et des paires de lunettes sur son présentoir de fortune : une planche en bois soutenue par des tréteaux.
Il y a un an et demi, le jeune homme a quitté Saint-Louis, sa ville natale au Nord-Ouest du Sénégal, en pensant faire fortune outre-Atlantique. Faye s’était mis à rêver de Buenos Aires, en écoutant le témoignage d’un ami qui y avait élu résidence. À son arrivée, l’image d’Épinal s’est vite dissipée. « Quand je téléphone à mon frère, je lui raconte la vérité, assure Faye. Je veux le dissuader de venir, pour qu’il finisse ses études de droit au pays. »
Faye regrette d’avoir abandonné ses études littéraires au Sénégal, mais préfère philosopher sur sa situation. Entre deux ventes « à la sauvette », il cite ses auteurs fétiches, Aimé Césaire, Léopold Senghor ou encore La Fontaine : « On rencontre sa destinée souvent par les chemins qu'on prend pour l'éviter ». Lui n’est pas encore sûr du chemin qu’il veut prendre, déchiré entre la nostalgie de son pays d’origine, où se trouve toute sa famille, et l’espoir de financer la construction d’une maison au Sénégal, grâce à l’argent qu’il gagne en exil. Quand la journée est bonne, il touche jusqu’à 1000 pesos (90 euros), ce qui équivaut à un SMIG mensuel au Sénégal. Il prend donc son mal en patience.
Faye a eu la chance de recevoir l’aide de son grand-père, médecin à la retraite, qui lui a payé le voyage, soit « 3500 euros à débourser, en comptant le billet d’avion et le visa ». Car cette nouvelle immigration brise aussi « l’idée selon laquelle ceux qui migrent sont les plus pauvres et les moins instruits ; il faut un certain capital pour migrer », comme le constatent Bernarda Zubrzycki et Silvina Agnelli, deux chercheuses spécialisées dans l’immigration africaine en Argentine.
Meltin’pot argentin
L’Argentine, davantage accoutumée au contact avec l’immigration européenne, s’ouvre aujourd’hui aux ressortissants africains. Le 25 mai, l’association des résidents sénégalais a participé à la « Fête des collectivités », un événement organisé par la municipalité de Buenos Aires, au cours duquel les innombrables communautés qui composent le melting pot argentin ont célébré le 204e anniversaire de l’indépendance nationale argentine. Tout un symbole.
26/6/2014,Celeste Gómez Foschi et Fabien Palem
Source : mondeacinter